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des notions innées

fantômes des sens, et à l’égard des vérités nécessaires ou de raison, que j’oppose aux vérités de fait. Dans ce sens, on doit dire que toute l’arithmétique et toute la géométrie sont innées et sont en nous d’une manière virtuelle, en sorte qu’on les y peut trouver en considérant attentivement et rangeant ce qu’on a déjà dans l’esprit, sans se servir d’aucune vérité apprise par l’expérience ou par la tradition d’autrui, comme Platon l’a montré dans un dialogue[1] où il introduit Socrate menant un enfant à des vérités abstruses par les seules interrogations sans lui rien apprendre. On peut donc se fabriquer ces sciences dans son cabinet et même à yeux clos, sans apprendre par la vue ni même par l’attouchement les vérités dont on a besoin ; quoiqu’il soit vrai qu’on n’envisagerait pas les idées dont il s’agit, si l’on-n’avait rien vu ni touché. Car c’est par une admirable économie de la nature que nous ne saurions avoir des pensées abstraites qui n’aient point besoin de quelque chose de sensible, quand ce ne seraient que des caractères tels que sont les figures des lettres et les sons ; quoiqu’il n’y ait aucune connexion nécessaire entre tel caractères arbitraires et telles pensées. Et, si les traces sensibles n’étaient point requises, l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps, dont j’aurai occasion de vous entretenir plus amplement, n’aurait point lieu. Mais cela n’empêche point que l’esprit ne prenne les vérités nécessaires de chez soi. On voit aussi quelquefois combien il peut aller loin sans aucun aide, par une logique et arithmétique purement naturelles, comme ce garçon suédois qui, cultivant la sienne, va jusqu’à faire de grands calculs sur-le-champ dans sa tête, sans avoir appris la manière vulgaire de compter ni même à lire et à écrire, si je me souviens bien de ce qu’on m’a raconté. Il est vrai qu’il ne peut pas venir à bout des problèmes à rebours, tels que ceux qui demandent les extractions des racines. Mais cela n’empêche point qu’il n’eût pu encore les tirer de son fond par quelque nouveau tour d’esprit. Ainsi cela prouve seulement qu’il y a des degrés dans la difficulté qu’on a de s’apercevoir de ce qui est en nous. Il y a des principes innés qui sont communs et fort aisés à tous ; il y a des théorèmes qu’on découvre aussi d’abord et qui composent des sciences naturelles, qui sont plus étendues dans l’un que dans l’autre. Enfin, dans un sens plus ample qu’il est bon d’employer pour avoir des notions plus compréhensives et plus détermi-

  1. Dans le Ménon.