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des notions innées

coup ; mais la nature humaine ne laisse pas d’y avoir part. Il est vrai que sans la raison ces aides ne suffiraient pas pour donner une certitude entière à la morale. Enfin, niera-t-on que l’homme est porté naturellement, par exemple, à s’éloigner des choses vilaines, sous prétexte qu’on trouve des gens qui aiment à ne parler que d’ordures, qu’il y en a même dont le genre de vie les engage à manier des excréments, et qu’il y a des peuples de Boutan, où ceux du roi passent pour quelque chose d’aromatique. Je n’imagine que vous êtes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond à l’égard de ces instincts naturels au bien honnête ; quoique vous direz peut-être comme vous avez dit à l’égard de l’instinct, qui porte à la joie et à la félicité, que ces impressions ne sont pas des vérités innées. Mais j’ai déjà répondu que tout sentiment est la perception d’une vérité, et que le sentiment naturel l’est d’une vérité innée, mais bien souvent confuse, comme sont les expériences des sens externes : ainsi on peut distinguer les vérités innées d’avec la lumière naturelle (qui ne contient que de distinctement connaissable) comme le genre doit être distingué de son espèce, puisque les vérités innées comprennent tant les instincts que la lumière naturelle.

§ 11. Ph. Une personne qui connaîtrait les bornes naturelles du juste et de l’injuste et ne laisserait pas de les confondre ensemble, ne pourrait être regardée que comme l’ennemi déclaré du repos et du bonheur de la société dont il fait partie. Mais les hommes les confondent à tout moment, donc ils ne les connaissent point.

Th. C’est prendre les choses un peu trop théoriquement. Il arrive tous les jours que les hommes agissent contre leurs connaissances en se les cachant à eux-mêmes lorsqu’ils tournent l’esprit ailleurs pour suivre leurs passions : sans cela nous ne verrions pas les gens manger et boire de ce qu’ils savent leur devoir causer des maladies et même la mort ; ils ne négligeraient pas leurs affaires ; ils ne feraient pas ce que des nations entières ont fait à certains égards. L’avenir et le raisonnement frappent rarement autant que le présent et les sens. Cet Italien le savait bien, qui, devant être mis à la torture, se proposa d’avoir continuellement le gibet en vue pendant les tourments pour y résister, et on l’entendit dire quelquefois : Io ti vedo ; cet qu’il expliqua ensuite quand il fut échappé. À moins de prendre une ferme résolution d’envisager le vrai bien et le vrai mal, pour les suivre ou les éviter, on se trouve emporté, et il arrive encore par rapport aux besoins les plus importants de cette vie ce qui arrive par rap-