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DOUZE ANS DE SÉJOUR

s’était déjà ébruité, et beaucoup des nôtres, redoutant le caractère entreprenant de leur chef, s’imaginèrent que le retard extraordinaire qu’il apportait à rentrer en Gojam, provenait de son désir secret de trouver l’Abbaïe infranchissable. Il en résulta que quand les timbaliers du Prince débouchèrent sur le franc-bord, l’armée qu’Ymer avait empêchée à grand’peine de commencer le passage, s’était attendue à leur voir prendre le gué ; mais le Prince ayant dit qu’il traverserait le dernier, les timbaliers remontèrent un peu la berge, pour se mettre à l’ombre, et l’idée que le passage était remis s’était emparée comme un éclair de la multitude.

En atteignant la rive du Gojam, les fusiliers de l’avant-garde déchargèrent leurs armes ; on en fit autant de notre côté, et la fusillade roula comme au début d’une bataille. Nous étions à l’époque où les fièvres, très-souvent mortelles, sévissent sur les bords de l’Abbaïe, comme dans beaucoup d’autres kouallas ; et le commun des Éthiopiens prétend que les djinns, ministres ordinaires de cette maladie, s’enfuient au bruit des décharges et surtout à l’odeur du soufre, qui leur est antipathique. Cet axiome démonologique leur explique suffisamment le fait, admis du reste par beaucoup d’Européens, de l’assainissement par suite de la perturbation atmosphérique qui succède à des décharges d’artillerie. Beaucoup de soldats se traçaient une croix sur le front avec de la poudre délayée, afin d’éloigner sûrement les esprits malfaisants, tant par la vertu du soufre que par celle du symbole du christianisme. Un large courant d’hommes s’établit le long du gué ; vers le milieu du fleuve, ils avaient de l’eau jusqu’au menton ; et afin de n’être pas soulevés par le courant, plusieurs