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DOUZE ANS DE SÉJOUR

qui se jettent dans l’Abbaïe se forment ou grossissent souvent avec une instantanéité telle, qu’ils surprennent jusqu’à des panthères, des lions ou d’autres animaux sauvages, et les roulent jusqu’au fleuve. Quelques heures plus tard, il eût fallu peut-être se résigner à hiverner en pays Galla, où, vu la saison et la difficulté de se procurer des subsistances, la plus grande partie de notre armée aurait probablement péri par les intempéries, les privations ou le fer de l’ennemi.

Le lendemain, dès l’avant-jour, l’armée se déroula en serpentant sur les longues et raides montées qui mènent au plateau du Gojam. Le premier hameau que nous atteignîmes était groupé autour d’une église dédiée à saint Michel. Pour la saluer, les cavaliers, un pied à l’étrier, de l’autre touchaient la terre en passant ; d’autres stationnaient aux abords, le temps de faire une prière ; hommes et femmes remerciaient Dieu à haute voix de les avoir ramenés en terre chrétienne ; les femmes surtout lui parlaient avec une familiarité affectueuse, parfois touchante. Il est probable que toutes ces démonstrations n’étaient point aussi épurées qu’il l’eût fallu, qu’il s’y mêlait dans bien des poitrines des pensées d’un ordre plus mondain que céleste : le réveil d’affections égoïstes, l’espoir de s’abriter au foyer contre les pluies de l’hiver, d’intéresser la veillée par les récits de l’expédition accomplie ; mais il faut croire aussi que pour plusieurs l’idée de la bonté providentielle se dégageait de toute préoccupation terrestre.

Comme il arrive à la fin d’une expédition, lorsque le stimulant de l’imprévu et du danger a disparu, l’entrain s’était affaissé ; bêtes et gens, tous s’abandonnaient à la fatigue. Notre marche et notre campement eurent lieu pêle-mêle, les mille soins de la vie des