Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/123

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fort, un autre a toujours été plus doux à mon cœur, celui de votre maîtresse, ou même, laissez-moi le dire, celui de votre concubine et de votre fille de joie ; il me semblait que, plus je me ferais humble pour vous, plus je m’acquerrais de titres à votre amour, moins j’entraverais votre glorieuse destinée.

Vous-même, en parlant de vous, vous n’avez pas tout à fait oublié ces sentiments dans votre lettre de consolation à un ami. Vous n’avez pas dédaigné de rappeler quelques-unes des raisons par lesquelles je m’efforçais de vous détourner d’un fatal hymen, mais vous avez passé sous silence presque toutes celles qui me faisaient préférer l’amour au mariage, la liberté à une chaîne. J’en prends Dieu à témoin, Auguste, le maître du monde, m’eût-il jugée digne de l’honneur de son alliance et à jamais assuré l’empire de l’univers, le nom de courtisane avec vous m’aurait paru plus doux et plus noble que le nom d’impératrice avec lui ; car ce n’est ni la richesse ni la puissance qui fait la grandeur : la richesse et la puissance sont l’effet de la fortune ; la grandeur dépend du mérite.

C’est se vendre, que d’épouser un riche de préférence à un pauvre, que de chercher dans un époux les avantages de son rang plutôt que lui-même. Certes, celle qu’une telle convoitise conduit au mariage mérite d’être payée plutôt qu’aimée ; car il est clair que c’est à la fortune qu’elle est attachée, non à la personne, et qu’elle n’eût demandé, l’occasion échéant, qu’à se prostituer à un plus riche. Telle est la conclusion évidente du raisonnement de la sage Aspasie dans son entretien avec Xénophon et sa femme, entretien rapporté par Eschine, disciple de Socrate. Cette femme philosophe, qui s’était proposé de réconcilier les deux époux, conclut en ces termes : « Dès le moment que vous aurez réalisé ce point, qu’il n’y ait pas sur la terre d’homme supérieur, ni de femme plus aimable, vous n’aurez d’autre ambition que le bonheur qui vous paraîtra le bonheur suprême : vous, d’être le mari de la meilleure des femmes ; vous, la femme du meilleur des maris. » Sainte morale assurément et plus que philosophique. Ou plutôt, non, ce n’est pas la philosophie qui parle, c’est la sagesse même ! Sainte erreur, heureuse tromperie entre des époux, quand une sympathie parfaite garde intacts les liens du mariage, moins par la continence des corps que par la pudeur des âmes !

V. Mais ce que l’erreur persuade aux autres femmes, la vérité la plus claire me l’avait démontré. En effet, ce qu’elles seules pouvaient penser de leur époux, le monde entier le pensait de vous ; que dis-je ? le savait de vous comme moi-même ; en sorte que mon amour pour vous était d’autant plus sincère, qu’il était plus loin de l’erreur. Était-il, en effet, un roi, un philosophe, dont la renommée pût être égalée à la vôtre ? Quelle contrée, quelle cité, quel village n’était agité du désir de vous voir ? Paraissiez-vous en public, qui, je le demande, ne se précipitait pour vous voir ; qui, lorsque vous vous retiriez, ne vous suivait le cou tendu, le regard avide ? Quelle épouse, quelle fille ne brûlait pour vous en votre absence, et ne s’embrasait à votre vue ? Quelle reine, quelle princesse n’a point envié et mes joies et mon lit ?