Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/125

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Vous aviez, entre tous, deux talents faits pour séduire dès l’abord le cœur de toutes les femmes : le talent du poète et celui du chanteur ; je ne sache pas que jamais philosophe les ait possédés au même degré. C’est grâce à ces dons que, pour vous délasser de vos travaux philosophiques, vous avez composé tant de vers et de chants d’amour qui partout répétés, à cause de la grâce sans égale de la poésie et de la musique, tenaient incessamment votre nom sur les lèvres de tout le monde ; la douceur seule de la mélodie empêchait les ignorants mêmes de les oublier. C’était là surtout ce qui faisait soupirer pour vous le cœur des femmes. Et ces vers, célébrant eu très-grande partie nos amours, ne tardèrent pas à répandre mon nom en maints pays et à rendre plus vives bien des jalousies de femmes.

En effet, quels avantages de l’esprit et du corps n’embellissaient votre jeunesse ? Parmi les femmes qui enviaient alors mon bonheur, en est-il une aujourd’hui, qui, me sachant privée de telles délices, ne compatirait à mon infortune ? Quel est celui, quelle est celle dont le cœur, fût-ce le cœur d’un ennemi, ne s’attendrirait pour moi d’un juste sentiment de pitié ? Bien coupable sans doute, je suis aussi, vous le savez, bien innocente ; car le crime est dans l’intention, non dans le fait. Ce n’est pas l’acte en lui-même, c’est la pensée qui a inspiré l’acte, que pèse l’équité. De quels sentiments j’ai toujours été animée pour vous, vous qui les avez éprouvés, vous pouvez seul en juger. Je remets tout en votre balance, je m’abandonne à votre décision.

VI. Dites-moi seulement, si vous le pouvez, pourquoi, depuis ma retraite que vous seul avez décidée, vous eu êtes venu à me négliger, à m’oublier si bien, qu’il ne m’a été donné ni de vous entendre pour retremper mon courage, ni de vous lire pour me consoler de votre absence ; dites-le-moi, je le répète, si vous le pouvez, ou je dirai, moi, ce que je pense et ce qui est sur les lèvres de tout le monde. C’est la concupiscence plutôt que la tendresse qui vous a attaché a moi, c’est l’ardeur des sens plutôt que l’amour ; et voilà pourquoi, vos désirs une fois éteints, toutes les démonstrations qu’ils inspiraient se sont évanouies avec eux. Cette supposition, mon bien-aimé, n’est pas mienne, elle est celle de la foule ; ce n’est pas une opinion personnelle, c’est la pensée générale ; ce n’est pas un sentiment particulier, c’est l’idée de tout le monde. Plût a Dieu qu’elle me fût propre, et que votre amour trouvât des défenseurs dont les arguments pussent faire tomber ma douleur ! Plût à Dieu que je pusse imaginer des raisons pour vous excuser, et du même coup justifier votre servante !

Considérez, je vous en supplie, ce que je demande : c’est si peu de chose, et chose si facile. Si votre présence m’est dérobée, que la tendresse de votre langage, — une lettre vous coûte si peu, — me rende du moins la douceur de votre image. Puis-je espérer de vous trouver libéral dans les choses, quand je vous vois avare de paroles ? J’avais cru jusqu’ici m’être assuré bien