Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/145

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ciper par de vaines craintes les tortures que nulle prévoyance humaine ne pourrait détourner ! C’est ce qu’un poëte a bien senti dans cette prière adressée à Dieu : « Que tes arrêts s’accomplissent soudain. Que l’esprit de l’homme ne puisse percer les ténèbres de l’avenir ! Laisse à nos alarmes l’espérance ! »

Et cependant, vous perdu, quelle espérance me reste-t-il à moi ? Quelle raison aurai-je de prolonger un pèlerinage où je n’ai de consolation que vous, de bonheur que de savoir que vous vivez, puisque tout autre plaisir de vous m’est interdit et qu’il ne m’est même pas permis de jouir de votre présence, qui parfois du moins pourrait me rendre à moi-même ?

Si ce n’était un blasphème, n’aurai-je pas le droit de m’écrier : « Grand Dieu, que vous m’êtes cruel en toutes choses ! ô clémence inclémente ! ô fortune infortunée. » Oui la fortune a si bien épuisé contre moi tous les traits de ses efforts qu’il ne lui en reste plus pour frapper les autres ; elle a si bien vidé sur moi son carquois que nul n’a plus à redouter ses coups. Et si quelque flèche lui restait encore, où trouverait-elle en moi la place d’une blessure nouvelle ? Après tant de coups, la seule chose qu’elle ait à craindre, c’est que la mort ne mette un terme à tant de souffrances. Et bien qu’elle ne cesse pas de frapper, elle craint de voir arriver ce dernier moment qu’elle hâte. Ô malheureuse des malheureuses, infortunée des infortunées, faut-il que votre amour ne m’ait élevée entre toutes les femmes que pour être précipitée de plus haut par un coup aussi douloureux pour vous que pour moi ! Plus grande en effet est l’élévation, plus épouvantable est la chute. Parmi les femmes de noble race et de haut rang en est-il une dont le bonheur ait, je ne dis pas dépassé, mais égalé le mien ? en est-il une qu’elle ait fait tomber plus bas et plus accablée de douleur ? Quelle gloire elle m’a donnée en vous ! en vous quel coup elle m’a porté ! Comme elle a été violemment pour moi d’un excès à l’autre ; dans les biens comme dans les maux, elle n’a point gardé de mesure. C’est pour faire de moi la plus malheureuse des femmes qu’elle en avait d’abord fait la plus heureuse ; afin qu’en pensant à tout ce que j’ai perdu, les tortures de la douleur fussent en rapport avec l’étendue de la perte, afin que l’amertume des regrets égalât la jouissance de la possession, afin qu’aux enivrements de la volupté suprême succédât l’accablement du suprême désespoir.

Et pour que l’outrage soulevât une indignation plus grande, tous les fondements de l’équité ont été bouleversés contre nous. En effet, tandis que nous goûtions les délices d’un amour inquiet, ou, pour me servir d’un terme moins honnête, mais plus expressif, tandis que nous nous livrions à la fornication, la sévérité du ciel nous a épargnés. C’est quand nous avons légitimé cet amour illégitime, quand nous avons couvert des voiles du mariage la honte de nos égarements, c’est alors que la colère du Seigneur a appesanti sa main sur nous ; et notre lit purifié n’a pas trouvé grâce devant celui qui en avait si longtemps toléré la souillure.