Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rent que je m’étais joué d’eux et que j’avais mis Héloïse au couvent pour m’en débarrasser. Outrés d’indignation, ils s’entendirent, et une nuit, pendant que je reposais chez moi, dans une chambre retirée, un de mes serviteurs, corrompu à prix d’or, les ayant introduits, ils me tirent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances, vengeance que le monde entier apprit avec stupéfaction : ils me tranchèrent les purties du corps avec lesquelles j’avais commis ce dont ils se plaignaient, puis ils prirent la fuite. Deux d’entre eux qu’on put arrêter furent privés de la vue et des organes de la génération. L’un d’eux était le serviteur particulièrement attaché à ma personne, que la cupidité avait poussé à la trahison.


Le matin venu, la ville entière était rassemblée autour de ma maison. Dire l’étonnement, la stupeur générale, les lamentations, les cris, les gémissements dont on me fatiguait, dont on me torturait, serait chose difficile, impossible. Les clercs surtout, et plus particulièrement mes disciples, me martyrisaient par leurs gémissements intolérables. Je souffrais de leur compassion plus que de ma blessure ; je sentais ma honte plus que ma mutilation ; j’étais plus accablé par la confusion que par la douleur. Mille pensées se présentaient à mon esprit. De quelle gloire je jouissais encore tout à l’heure ; avec quelle facilité elle avait été, en un moment, abaissée, détruite ! Combien était juste le jugement de Dieu qui me frappât dans la partie de mon corps qui avait péché ! Combien étaient légitimes les représailles de Fulbert qui m’avait rendu trahison pour trahison ! Quel triomphe pour mes ennemis, de voir ainsi le châtiment égalé à la faute ! Quelle peine inconsolable le coup qui me frappait porterait dans l’âme de mes parents et de mes amis ! Comme l’histoire de ce déshonneur sans précédent allait se répandre dans le monde entier ! Où passer maintenant ? Comment paraître en public ? J’allais être montré au doigt par tout le monde, déchiré par toutes les langues, devenir pour tous une sorte de monstre. Ce qui contribuait encore à m’atterrer, c’était la pensée que, selon la lettre meurtrière de la loi, les eunuques sont en telle abomination devant Dieu, que les hommes réduits à cet état par l’amputation ou le froissement des parties viriles sont repoussés du seuil de l’Église comme fétides et immondes, et que les animaux eux-mêmes, lorsqu’ils sont ainsi mutilés, sont rejetés du sacrifice. « Tout animal dont les parties génitales ont été froissées, écrasées, coupées ou enlevées, ne sera pas offert au Seigneur, » dit le Lévitique ; et dans le Deutéronome : « L’eunuque, dont les parties viriles auront été écrasées ou amputées, n’entrera point dans l’église. » Dans cet état d’abattement et de confusion, ce fut, je l’avoue, un sentiment de honte plutôt que la vocation qui me fit chercher l’ombre d’un cloître. Héloïse, suivant mes ordres avec une entière abnégation, avait déjà pris le voile et était entrée dans un monastère.