Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/85

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voulut le gourmander et l’arrêter comme coupable de lèse-majesté ; mais Terrière lui tint tête hardiment, et s’écria, empruntant les paroles de Daniel : « Ainsi, fils insensés d’Israël, sans avoir vérifié la vérité, vous avez condamné le fils d’Israël. Revenez sur votre jugement et jugez le juge lui- même, vous qui l’avez établi juge pour l’enseignement de la foi et le redressement de l’erreur ; lorsqu’il devait juger, il s’est condamné par sa propre bouche. L’innocence de l’accusé a été dévoilée aujourd’hui par la miséri- corde divine : délivrez-le, comme autrefois Suzanne, de ses faux accusateurs. » Alors l’archevêque se levant, et changeant un peu la formule, selon l’exigence du moment, confirma, en ces termes, l’opinion du légat : « A coup sûr, monseigneur, le Père est tout-puissant, le Fils tout-puissant, le Saint-Esprit tout-puissant. Quiconque s’écarte de ce dogme est évidemment hors de voies et ne mérite pas d’être entendu. Toutefois, si vous le voulez bien, il serait bon que notre frère exposât sa foi publiquement, afin qu’on pût, selon qu’il conviendra, ou l’approuver, ou la désapprouver, ou la redresser. » Et comme je me levais pour confesser et exposer ma foi avec l’intention d’en développer l’expression à ma manière, mes adversaires dirent que je n’avais pas besoin d’autre chose que de réciter le symbole d’Athanase : ce que le premier enfant venu aurait pu faire aussi bien que moi. Et afin qu’il me fut impossible de prétexter d’ignorance, ils firent apporter le texte écrit pour me le faire lire, comme si la teneur ne m’en était pas familière. Je lus à travers les sanglots, les soupirs et les larmes, comme je pus. Livré ensuite comme coupable et convaincu à l’abbé de Saint-Médard, qui était présent, je suis traîné à son cloître comme à une prison, et aussitôt le concile est dissous.


XI. L’abbé et les moines de ce monastère, persuadés que j’allais leur rester, me reçurent avec des transports de joie et me prodiguèrent toutes sortes d'attentions, essayant vainement de me consoler. Dieu, qui juges les cœurs droits, telle était, tu le sais, la peine qui me dévorait, telle l’amertume de mon cœur, que dans mon aveuglement, dans mon délire, j’osai me révoter et t’accuser, répétant sans cesse la plainte de saint Antoine : « Jésus, mon Sauveur, où étiez-vous ? » Fièvre de la douleur, confusion de la honte,trouble du désespoir, tout ce que j’éprouvai alors, je ne saurais l’exprima1 aujourd’hui. Je rapprochais le supplice infligé à mon corps des tortures de mon âme, et je m’estimais le plus malheureux des hommes. Comparé à l’outrage présent, la trahison d’autrefois me paraissait peu de chose, et je déplorais moins la mutilation de mon corps que la flétrissure de mon nom. J’avais provoqué la première par ma faute ; la persécution qui m’accablait aujourd’hui n’avait d’autre cause que l’intention droite et l’attachement à la foi qui m’avaient poussé à écrire. Cet acte de cruauté et d’injustie avait soulevé la réprobation de tous ceux qui en avaient eu connaissance si bien que les membres du concile s’en rejetaient les uns aux autres la responsabilité. Mes rivaux eux-mêmes se défendaient de l’avoir