Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’aide de quelques frères émus de pitié pour mon sort et de l’appui d’un petit nombre de disciples, pour m’évader secrètement, la nuit, et me réfugier sur une terre du comte Thibaud, située dans le voisinage, et dans laquelle j’avais précédemment occupé un prieuré. Le comte lui-même m’était un peu connu ; il n’ignorait pas mes malheurs et il y compatissait. Je séjournai d’abord au château de Provins, dans une chartreuse de moines de Troyes ; j’avais été autrefois en relation avec le prieur, et il m’aimait beaucoup : il me reçut avec joie et m’entoura de toutes sortes d’attentions. Mais un jour il arriva que notre abbé vint, au château, trouver le comte pour quelques affaires personnelles. Instruit de cette visite, j’allai trouver le comte avec le prieur, le suppliant d’intercéder en ma faveur, et d’obtenir pour moi le pardon et la permission de vivre monastiquement dans la retraite qui me conviendrait le mieux. L’abbé et ceux qui l’accompagnaient mirent la chose en délibération ; car ils devaient rendre réponse au comte, le jour même, avant de repartir. La délibération commencée, ils se dirent que mon intention était de passer dans une autre abbaye, ce qui serait pour eux un affront immense. En effet, ils considéraient comme un titre de gloire que j’eusse choisi leur couvent de préférence à tous, et ils disaient que ce serait pour eux un très-grand déshonneur que je les abandonnasse pour passer chez d’autres. Ils ne voulurent donc rien entendre là-dessus, ni de ma part ni de celle du comte. Ils me menacèrent même de m’excommunier si je ne me hâtais de revenir, et ils firent défense absolue au prieur qui m’avait donné asile de me conserver plus longtemps, sous peine d’être enveloppé dans la même excommunication. Cette décision nous plongea, le prieur et moi, dans la plus grande anxiété.

Cependant l’abbé, qui s’était retiré en persistant dans sa décision, mourut quelques jours après. Un autre lui succéda. Je m’entendis avec l’évêque de Meaux pour le prier de m’accorder ce que j’avais demandé à son prédécesseur. Et comme il ne semblait pas disposé à y acquiescer tout de suite, j’employai l’intermédiaire de quelques amis pour présenter ma requête au roi en son conseil ; j’arrivai ainsi à ce que je désirais. Etienne, alors officier de bouche du roi, fit venir l’abbé et ses amis, leur demanda pourquoi ils voulaient me retenir malgré moi et s'exposer à un scandale inévitable, sans aucun avantage possible, leur genre de vie et le mien étant absolument inconciliables. Je savais que l’avis du conseil était que l’abbaye devait au moins racheter l’irrégularité de ses mœurs par une soumission plus grande, et son attachement aux intérêts temporels par un surcroît de contributions : c’était ce qui m’avait fait espérer que j’obtiendrais facilement l’assentiment du roi et de ses conseillers. Ainsi arriva-t-il. Toutefois, pour que notre monastère ne perdit pas l’honneur qu’il prétendait tirer de mon nom, on ne m’accorda la permission de prendre ta retraite de mon choix qu’à la condition que je ne me placerais sous la dépendance d’aucune abbaye. Cette convention fut réglée, de part et d’autre, en présence du roi et de ses ministres.