Page:Académie française - Recueil des discours, 1860-1869, 1re partie, 1866.djvu/679

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se douter. On ne doit point s’assurer de la victoire lorsque le combat n’est pas encore fini. » Crésus fut fort mécontent ; il renvoya Solon et ne demanda plus à le voir. Ésope, qui était alors à Sardes, fut fâché de la mauvaise réception que le roi avait faite à Solon : « O Solon, lui dit-il, il ne faut pas approcher les princes, ou il ne leur faut jamais dire que ce qui leur est agréable. — Au contraire, répondit Solon, il ne faut jamais s’en approcher ; mais, quand ils vous appellent, il faut toujours les conseiller le mieux qu’on peut et ne leur dire jamais que la vérité[1]. »

Voilà les deux sagesses, celle de la philosophie et celle de la fable : la sagesse pratique, qui ne s’inquiète que du succès ; la sagesse générale, qui vise surtout à la vérité, dût la vérité nuire à qui la dit. Et non-seulement je vois dans Solon et dans Ésope les deux sagesses, j’y vois aussi les deux Grèces : la Grèce libre et la Grèce esclave, la Grèce européenne et la Grèce asiatique. De ces deux Grèces, l’une a peu duré ; mais l’éclat de sa courte vie a rempli le monde et inauguré l’histoire de la civilisation. La Grèce esclave a duré plus longtemps ; mais, soit à Rome, où elle gouvernait par ses affranchis, soit à Byzance, où elle avait des empereurs, elle s’est fait un renom de souplesse et d’habileté plutôt qu’un renom de grandeur. Il y a des peuples, en effet, qui ont besoin de la liberté pour n’avoir pas les défauts ou les vices de leur caractère. Telle était la Grèce. Avec leur nature déliée et ingénieuse, les Grecs avaient besoin des luttes de la vie publique : l’ambition les dé-

  1. Fénelon, Vies des philosophes.