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LE BAISER DE NARCISSE


âme s’ennuie, se désagrège, et demain viendra la lassitude. Il a fallu que je trouve un miroir pour prendre plaisir à contempler mon agonie et la beauté qui fit mon malheur… C’est toi… c’est toi… c’est toi, qui as fait cela !

— Pauvre enfant !… répliqua l’Apoxyomène. Si, à mon tour, pareils à ces prêtres muets qui gardent les oracles, je découvrais mes peines dans leur suaire, si je te disais ce que tes grands yeux calmes m’ont fait souffrir, si je te mettais à nu cette âme de vieillard d’où s’enfuit l’espoir de la jeunesse, où vibrent seulement encore l’émotion de l’art et la poursuite d’un rêve jamais réalisé, tu reculerais, Milès, en mêlant dans ta voix les plaintes à l’effroi. Jusqu’au jour où tu partis, sans croire jamais à un amour impossible de ta part, je m’étais forgé une chimère très douce qui griffait mais protégeait ma vie. Ayant été bon pour toi, je pensais : Il doit le reconnaître… Fou de ne point m’apercevoir que tu me hais !… Et lorsque je te regarde, désirable et plus bel encore par ton indifférence, lorsque je sens monter en moi les gestes et les râles du désir, il me semble évoquer la légende du Prométhée dont, en place des vautours, une colombe dévore le cœur… »

Mais Milès n’écoutait plus. Tandis que l’Apoxyomène parlait, les nuages dont s’assombrissait la terre avaient fui, et maintenant, dans une fête jeune et claire de lumière, le soleil glissait entre les feuilles mouillées. L’esclave reprenait sa harpe gaie dès lors, stridente comme un grillon. Les colonnes blanches de l’atrium paraissaient sculptées dans l’ivoire rose d’un beau corps et l’ombre n’existait plus, si ce n’est au coin frais des marbres. Milès, soudainement consolé, se levait de son lit profond, rejetant sur son épaule soyeuse la chlamide pâle à la grecque d’or. Il s’était promené lentement, ainsi qu’un jeune loup dont il avait