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LE LIVRE DE GOHA LE SIMPLE

ses souvenirs… Voici les danseuses au ventre moite de sueur. Sur une estrade, un chanteur les yeux mi-clos, les lèvres serrées, reste insensible aux supplications de l’auditoire. Il ne chantera que dans le kief et Cheik-el-Zaki lui tend des breuvages opiacés… Goha demeure immobile, le buste penché. Auprès de lui la flamme de la veilleuse s’étire par saccade et des moustiques, de leur fin bruissement, semblent perforer le silence. Il ressent une profonde lassitude corporelle, le décor paisible de la chambre le convie au sommeil et cependant, sans savoir pourquoi, il prolonge sa veillée. Une grosse boule pèse au fond de sa poitrine et il y porte instinctivement la main. Il revoit Alyçum et ses deux amis. Quelle caresse dans leur regard et que leur bouche est belle ! À mesure que cette image se précise, la boule se fait moins pesante au fond de sa poitrine. Akr-Zaid-Taï lui parle affectueusement et Mokawa-Kendi le serre dans ses bras. La pensée ne lui vient pas qu’on ait voulu rire à ses dépens. La moquerie des jeunes gens était trop habilement voilée. En se répétant leurs louanges, Goha se sent envahi d’une émotion très douce. Avec le sentiment qui vient d’éclore en lui, il prend conscience d’un monde nouveau. Il a vécu parmi les hommes, exilé de leur vie intime, n’ayant pour eux que de la crainte ou de la gratitude suivant qu’on le maltraitait ou qu’on le prenait en pitié. Alors qu’ils le reléguaient à une situation inférieure, lui sentait qu’ils étaient des natures d’une espèce, non point supérieure mais différente…