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Le Forestier


Mais ce n’était plus No Jésus Ordoñez, il avait fait peau neuve, était riche, tranchait du grand seigneur et se faisait nommer emphatiquement don Jesns Ordoñez de Silva y Castro, noms très ronflants et qu’il jugea à propos de garder définitivement.

De plus, il était marié ; sa femme était jeune, charmante, avait une physionomie douce et triste qui intéressait, à première vue ; elle avait une délicieuse petite fille de deux à trois ans, rieuse et espiègle, nommée Flor, et dont le señor don Jesus Ordoñez de Silva y Castro était naturellement le père.

Cette dame était-elle heureuse avec son mari ? Il y avait des raisons pour en douter ; souvent on lui avait vu les yeux rouges ; on assurait même l’avoir vue pleurer en secret en embrassant sa fille et la serrant sur son cœur ; mais jamais elle ne se plaignait et, si parfois on se hasardait à t’interroger, elle détournait adroitement la conversation, ébauchait un sourire et feignait une gaieté, qui, à tous, paraissait trop forcée pour être naturelle.

Quoi qu’il en fût de ces suppositions qui, en réalité, ne reposaient sur aucune base sérieuse, puisque jamais un mot, un regard ou un geste n’étaient venus donner un corps aux soupçons des oisifs, des curieux ou des amis du nouveau débarqué, celui-ci faisait grande figure à Panama ; il était riche et partant considéré et même recherché partout le monde ; d’ailleurs, quelle que fût la façon d’agir du señor don Jésus Ordoñez de Silva y Castro dans son intérieur, ce dont personne ne savait rien, en public il était charmant, aimable, empressé, et se faisait noblement honneur de sa fortune bien ou mal acquise.

Lorsque le señor don Jésus Ordoñez de Silva y Castro eut terminé les affaires qui le retenaient à Panama, il déclara que le pays lui plaisait et qu’il désirait s’y fixer, mais que, trop jeune encore pour vivre dans l’oisiveté, il voulait mener la vie de gentilhomme campagnard et fonder un établissement agricole.

Sur ces entrefaites, un riche propriétaire de la colonie, qui, lui, désirait se retirer en Espagne, mit ses biens en vente ; au nombre de ces biens se trouvait une magnifique hacienda, bâtie à quelques lieues de Chagrès, possédant d’immenses dépendances en forêts et en prairies en plein rapport, et abondamment pourvue de chevaux et de bestiaux de toutes sortes.

Cette hacienda, nommée l’hacienda del Rayo, avait été construite aux premiers jours de la découverte par un des redoutables compagnons de Fernan Cortès qui était venu s’échouer sur cette colonie alors à peu près inconnue. On racontait d’étranges histoires sur cet aventurier ; des scènes sinistres, des orgies monstrueuses, des crimes effroyables s’étaient, dit-on, passés derrière