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LES CHASSEURS D’ABEILLES

ne me rappelle pas avoir vu près de moi d’autre homme que vous, cependant je doute qu’il existe entre nous des liens de parenté ; si j’étais votre fils ou seulement un membre éloigné de votre famille, il est évident pour moi que l’éducation que vous m’auriez donnée eût été tout autre que celle que j’ai reçue d’après vos ordres exprès.

— Que veux-tu dire, malheureux ? quels reproches prétends-tu m’adresser ? interrompit le vieillard avec un mouvement de colère.

— Ne m’interrompez pas, Chat-Tigre, laissez-moi vous dire ma pensée tout entière, répondit le Mexicain avec tristesse ; je ne vous adresse pas de reproches, mais depuis que, sous le nom de don Fernando Carril, vous m’avez contraint à me mêler au mouvement de la civilisation, malgré moi et malgré vous, sans doute, j’ai appris bien des choses, mes yeux se sont ouverts ; j’ai compris la signification de deux mots dont jusque-là j’avais complètement ignoré la portée : ces deux mots ont changé, non pas mon caractère, mais la façon dont j’envisageais les choses jusque-là, car, dans un but que je ne puis ni ne veux deviner, dès ma première jeunesse vous vous êtes appliqué à développer en moi tous les mauvais sentiments qui étaient en germe dans mon cœur et à étouffer avec soin le peu de bonnes qualités que, sans doute, sans ce système adopté par vous, j’aurais possédé un jour ; en un mot, j’ai maintenant la connaissance du bien et du mal ; je sais que vos efforts ont tendu continuellement à faire de moi une bête fauve ; avez-vous réussi ? c’est ce que l’avenir nous apprendra. Aux pensées qui bouillonnent dans mon cœur en vous parlant, je crains que vous n’ayez obtenu le résultat que vous cherchiez ; quoi qu’il en soit, je ne veux plus être votre esclave, j’ai trop longtemps servi d’instrument entre vos mains pour l’accomplissement d’actes dont je ne comprenais pas la portée ; vous-même m’avez maintes et maintes fois répété que les liens de la famille n’existaient pas à l’état naturel des sociétés, que c’étaient des préjugés absurdes, des entraves inventées par la civilisation, que nul homme n’avait le droit d’imposer à un autre ses volontés, que l’homme fort était celui qui marchait libre dans la vie, sans amis ni parents, ne reconnaissant d’autre maître que son libre arbitre. Eh bien ! ces préceptes, que vous m’avez si longtemps répétés, je les mets en pratique aujourd’hui. Que je sois don Fernando Carril, le campesino mexicain, ou le Cœur-de-Pierre, le chasseur d’abeilles, peu m’importe. Érigeant, d’après vos propres conseils, l’ingratitude en vertu, je reprends mon libre arbitre et mon indépendance vis-à-vis de vous, ne vous reconnaissant plus le droit de peser sur ma vie ni en bien ni en mal, et prétendant me diriger dorénavant d’après mes propres inspirations, quelles que soient les circonstances dans lesquelles me jette cette détermination.

— Va, enfant ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire railleur ; agis à ta guise, mais, tu auras beau faire, tu me reviendras bientôt, car tu m’appartiens malgré toi ; tu le reconnaîtras avant peu. Mais je ne t’en veux pas de m’avoir parlé ainsi que tu l’as fait : ce n’est pas toi qui as parlé, c’est la passion. Je suis bien vieux, Fernando, mais pas assez cependant pour avoir perdu le souvenir de mes jeunes années. L’amour s’est emparé de ton cœur ; lorsqu’il l’aura entièrement calciné, tu reviendras au désert, car alors tu comprendras