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LES CHASSEURS D'ABEILLES

barrières et aux barricades, résolus à faire payer cher leur ruine à ceux qui l’avaient causée.

La terreur et la consternation régnaient dans la ville ; on n’entendait partout que des pleurs et des sanglots étouffés ; la nuit vint sur ces entrefaites ajouter encore à l’horreur de la situation en enveloppant la terre de ses épaisses ténèbres.

Des patrouilles nombreuses sillonnaient incessamment les rues, et par intervalles de hardis vaqueros, se glissant comme des serpents dans l’obscurité, allaient à cent ou deux cents pas au dehors s’assurer qu’aucun danger imminent ne menaçait le presidio.

Les choses restèrent en cet état jusque vers deux heures du matin ; à ce moment, au milieu du silence lugubre qui pesait sur la ville, on entendit un bruit léger, presque insaisissable d’abord, mais qui augmentait de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement, et sans que l’on pût deviner comment ils y étaient arrivés, les Apaches couronnèrent le sommet des barricades du presidio en agitant des torches embrasées et en poussant leur cri de guerre.

Un instant, les habitants crurent la ville prise ; mais le major Barnum, qui commandait ce poste, était un trop vieux soldat et depuis trop longtemps habitué à faire la guerre aux Indiens pour se laisser ainsi tromper par leurs ruses. Au moment où les Apaches se préparaient à escalader les barricades, une fusillade bien nourrie et surtout bien dirigée éclata tout à coup et les rejeta en bas des retranchements plus vite qu’ils n’y étaient montés.

Les Mexicains s’élancèrent à la baïonnette ; il y eut un intant de mêlée affreuse d’où s’échappaient des cris d’agonie, des malédictions ; et ce sourd cliquetis du fer froissant le fer, puis ce fut tout : les blancs regagnèrent leur position, les Indiens disparurent ; la ville, un instant illuminée par la lueur fulgurante des torches, retomba dans l’obscurité, et le silence troublé quelques minutes par le bruit du combat régna de nouveau.

Cette tentative fut la seule de la nuit ; les Indiens savaient à quoi s’en tenir, leur hardi coup de main avait échoué, ils allaient, selon toutes probabilités, convertir l’attaque en blocus, s’ils s’acharnaient à prendre la ville, ou se retirer définitivement si leur insuccès les avait fait désespérer de s’en emparer.

Mais au point du jour toutes les illusions des habitants se dissipèrent, les Indiens ne semblaient pas le moins du monde disposés à se retirer.

La campagne offrait un spectacle des plus affligeants : tout était désolé et dans un affreux désordre. Là, une troupe de cavaliers apaches chassaient devant eux des chevaux et des bestiaux volés ; plus près, et faisant face à la ville, une forte troupe de guerriers, la lance debout, épiaient les mouvements des habitants du presidio, afin de repousser une sortie, si on la tentait ; derrière eux des femmes et des enfants chassaient des bestiaux qui, fâchés d’abandonner leurs gras pâturages, poussaient de longs beuglements ; puis çà et là des prisonniers, hommes, femmes et enfants, conduits à coups de bois de lance, tendaient les bras en suppliant, et se traînaient à peine au milieu de leurs féroces ravisseurs ; enfin, aussi loin que la vue pouvait s’étendre,