Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
320
LES CHASSEURS D’ABEILLES

« — Mon désir le plus vif est de vous voir un jour l’épouse de don Fernando Carril ; je n’ai jamais eu d’autre but que celui-là. Ainsi, reprenez courage et séchez des larmes qui ne peuvent que vous enlaidir sans vous être d’aucune utilité, car ce que je vous annonce arrivera ainsi que je l’ai résolu, au jour et à l’heure marqués par moi. »

« Puis il la quitta sans attendre la réponse que la jeune fille se préparait à lui faire. J’étais couché dans l’herbe, à quelques pas de doña Hermosa. Le Chat-Tigre ne m’aperçut pas probablement, ou, s’il me vit, il me crut endormi. Voilà comment il m’a été facile d’entendre cet entretien. Du reste, à ma connaissance, cette fois fut la seule que le chef causa avec sa prisonnière, bien qu’il continuât à la traiter de son mieux.

Après ces paroles du lepero, il y eut un assez long silence causé par l’étrangeté de cette révélation.

Don Fernando se creusait vainement la tête pour chercher à deviner les motifs de la conduite du Chat-Tigre ; il se rappelait les paroles qu’un jour le chef avait prononcées devant lui, paroles qui se rapportaient à ce qu’il venait d’entendre, car déjà à cette époque le vieux partisan semblait caresser le même projet. Mais dans quel but agissait-il ainsi ? voilà ce que le jeune homme se demandait sans qu’il lui fût possible de se répondre.

Sur ces entrefaites, le soleil s’était couché, et la nuit était venue avec cette rapidité particulière aux zones intertropicales où le crépuscules n’existe pas.

Il faisait une de ces délicieuses nuits américaines pleines d’âcres senteurs et de mélodies aériennes ; le ciel, d’un bleu profond, était émaillé d’un nombre infini d’étoiles brillantes ; la lune, alors dans son plein, répandait une clarté éblouissante qui permettait de distinguer, grâce à la limpidité de l’atmosphère, les objets à une grande distance ; la brise du soir en se levant avait tempéré l’écrasante chaleur du jour, les voyageurs groupés devant le jacal respiraient à pleins poumons cet air vivifiant qui frissonnait dans le feuillage et se laissaient aller à l’influence de cette nuit chargée de si séduisantes langueurs.

Lorsque don Pedro et ses deux mayordomos de confiance s’étaient, sous la conduite de don Fernando, mis à la recherche de doña Hermosa, Ña Manuela, cette femme au cœur si pur et au dévouement si vrai, n’avait voulu abandonner ni son maître ni son fils ; elle avait hautement revendiqué sa part de périls et des risques qu’ils allaient courir, en disant que, nourrice de la jeune fille, son devoir exigeait qu’elle les accompagnât ; la vieille dame avait insisté auprès de don Pedro et d’Estevan avec tant d’opiniâtreté que l’haciendero, touché plus qu’on ne saurait dire d’une si complète abnégation, n’avait pas eu la force de résister à ses prières, et elle les avait suivis.

C’était Ña Manuela qui s’occupait de tous les détails du ménage des voyageurs, surveillant avec soin leurs besoins matériels, soignant les malades, jouant en quelque sorte le rôle d’une mère de famille de ces quinze ou vingt hommes qui avaient pour elle le plus grand respect, et auxquels son âge lui permettait de donner des avis, sans que cependant elle essayât jamais de s’initier dans leurs projets autrement que pour essayer de les consoler ou de soutenir leur courage.