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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— J’ai dit ce qui est, répondit froidement le chef, j’ai prononcé un nom qui est le mien.

Don Pedro lui jeta un regard rempli d’une douloureuse pitié.

— Malheureux ! dit-il avec tristesse, comment êtes-vous descendu si bas !

— Vous vous trompez, mon frère, répondit en ricanant le chef, je suis monté, au contraire, puisque je suis le sachem d’une tribu indienne. J’ai longtemps, bien longtemps, poursuivi ma vengeance, ajouta-t-il avec un rire féroce, voilà vingt ans que je la guette, mais enfin je la tiens aujourd’hui, et elle est complète.

— Votre vengeance, malheureux ! répondit avec indignation don Pedro ; quelle vengeance avez-vous à tirer de moi, vous qui avez voulu séduire ma femme, qui avez cherché à me donner la mort, et qui, aujourd’hui, après si longtemps, avez eu l’infamie d’enlever ma fille !

— Vous oubliez votre fils que j’ai enlevé aussi, votre fils don Fernando Carril, que je suis parvenu à rendre amoureux de sa sœur, et qui, depuis deux jours, est en tête à tête avec elle au Voladero de las Animas. Ah ! ah ! don Gusman, que dites-vous de cette vengeance ?

— Malheur ! malheur ! s’écria don Pedro en se frappant le front avec désespoir.

— Le frère et la sœur amoureux l’un de l’autre, protégés par vous, don Gusman, et mariés par moi ; ah ! ah ! reprit-il avec ce ricanement sinistre qui ressemblait au glapissement de l’hyène.

— Oh ! c’est horrible ! s’écria don Pedro au comble du désespoir. Tu as menti, misérable ! quelque bandit que tu sois, tu n’aurais osé commettre un crime aussi horrible ! tu te vantes, scélérat ! tu es un fanfaron de crime, ce que tu dis là n’est pas, cela ne peut pas être, ce serait douter de la justice de Dieu !

— Tu n’ajoutes pas foi à mes paroles, mon frère ? reprit le bandit d’un ton de sarcasme ; à ton aise, justement je crois les entendre, tes enfants, ils entrent dans le camp, interroge-les toi-même.

Don Pedro, à moitié fou de douleur, se précipita vers l’entrée du jacal, mais, au même instant, don Fernando, doña Hermosa et don Estevan entrèrent : le malheureux père demeura immobile et sans force.

— Eh bien ! fit en ricanant le Chat-Tigre, c’est ainsi que tu reçois tes enfants ? toi, un père modèle, tu n’es guère tendre.

Doña Hermosa, sans remarquer le Chat-Tigre, s’était jetée dans les bras de son père, qu’elle embrassait en pleurant.

— Mon père ! mon père ! s’écriait-elle, Dieu soit béni ! enfin je vous revois !

— Qui parle de Dieu ici ? dit don Pedro d’une voix sourde en repoussant la jeune fille, qui recula en chancelant.

Doña Hermosa jetait autour d’elle des regards effarés, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait ; pâle et tremblante, elle serait tombée, si don Fernando ne s’était empressé de la soutenir.

— Vois comme ils s’aiment ! reprit le Chat-Tigre. N’est-ce pas touchant ? Don Fernando, ajouta-t-il en lui désignant don Pedro, jetez-vous dans les bras de votre père.