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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Vous me le jurez ? bien vrai, père ?

— Oui, tu vois que je suis accommodant.

— Eh ! c’est justement cette mansuétude si en dehors de votre caractère et de vos habitudes qui m’épouvante.

— Allons ! te voilà encore avec tes injustes soupçons ; le diable soit de toi ! Comment ! il m’arrive une fois par hasard de me souvenir que je suis homme, que je dois secourir mes semblables dans l’adversité, et tu t’obstines à ne pas vouloir ajouter foi à mes paroles !

— Eh ! caspita ! comment peut-il en être autrement ? Vos menées sont si ténébreuses, les moyens que vous employez sont tellement en dehors de tout ce qui est usité en pareil cas, que, quelque connaissance que j’aie de votre caractère, le but réel de vos machinations m’échappe continuellement.

Un sourire de triomphe éclaira une seconde fois le visage du Chat-Tigre, mais disparut presque immédiatement, pour faire place à une physionomie paterne et pleine de bonhomie.

— Cependant, dans tout cela, mon but est bien facile à voir, un enfant le devinerait.

— Il faut alors que je sois un grand sot, car je ne le devine pas du tout, moi : aussi vous serai-je reconnaissant de me dire tout franchement ce que vous voulez.

— Te faire adorer de la petite, vive Cristo !

— Moi ! s’écria le jeune homme, abasourdi par cette déclaration et en devenant pourpre.

— Et qui donc, si ce n’est toi ? ce n’est pas moi, peut-être.

— Oh ! non, reprit le jeune homme en hochant tristement la tête, cela est impossible, tout nous sépare ; vous n’avez pas songé à ce qu’elle est, et que je suis, moi, le Cœur-de-Pierre, l’homme dont le nom prononcé devant un habitant des frontières suffit pour le faire frissonner de terreur ! Non, non, ceci est le rêve d’un fou ; un tel amour serait une monstruosité ; c’est impossible, je vous le répète.

Le Chat-Tigre haussa dédaigneusement les épaules.

— Tu as encore bien des choses à apprendre, mon fils, dit-il, sur cet être multiple, composé gracieux d’ange et de démon, cet assemblage bizarre de toutes les qualités et de tous les vices auquel on a donné le nom de femme : sache-le bien, garçon, depuis notre mère Eve, la femme n’a pas changé, c’est toujours les mêmes trahisons et les mêmes perfidies, toujours la nature féline du tigre mêlée à celle non moins tortueuse du serpent. Il faut que la femme soit domptée par les natures fortes ou qu’elle-même se berce de l’espoir de les dompter ; elle méprisera toujours l’homme dont elle n’aura pas secrètement peur et pour lequel elle n’éprouva pas un involontaire respect. Tes chances sont nombreuses pour parvenir au cœur d’Hermosa et t’y installer en maître ; tu es proscrit et ton nom est redouté ; crois-moi, garçon, l’amour vit de contrastes, il ne connaît pas les distances et méprise les barrières élevées par la vanité humaine ; l’homme le plus sûr de réussir auprès d’une femme est celui-là seul qui, aux yeux du monde, devrait être le plus fortement repoussé par elle.