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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Le danger existe toujours, répondit-il avec amertume, dans le désert surtout.

— Serions-nous menacés d’une trahison ?

— Ne m’adressez pas de questions, je n’y répondrais pas ; seulement, faites votre profit de mes paroles : si vous tenez à conserver votre chevelure, il faut, quoi que vous me voyiez faire ou dire, quelle que soit ma conduite, avoir en moi la plus entière confiance et m’obéir, sans hésitation et sans crainte, en tout ce que je vous ordonnerai, car toutes mes actions n’auront qu’un but : vous sauver. Consentez-vous à ces conditions ?

— Oui, s’écria vivement doña Hermosa, quoi qu’il arrive, nous ne mettrons pas en doute votre loyauté et nous n’agirons que d’après vos conseils.

— Je vous le jure, appuya l’haciendero.

— C’est bien, maintenant je réponds de tout ; n’ayez nulle inquiétude ; ne me parlez plus, j’ai besoin de me recueillir quelques instants.

Après s’être incliné légèrement, il s’éloigna de quelques pas et s’assit au pied d’un arbre.

Cependant la curiosité des Mexicains était fortement excitée ; ils comprenaient qu’un danger sérieux, sans doute, planait sur leur tête, et que le chasseur cherchait dans son esprit les moyens de le leur faire éviter ; mais maintenant qu’ils avaient de bonnes armes, des cornes pleines de poudre et de balles, ils envisageaient leur position sous un tout autre aspect, et, bien que leur inquiétude fût grande, ils ne désespéraient pas de parvenir à échapper aux pièges tendus sous leurs pas.

Le chasseur, après être demeuré pendant environ une demi-heure immobile comme une statue, redressa la tête, calcula la longueur de l’ombre des arbres et, se levant avec une certaine vivacité :

— À cheval, dit-il, il est temps de partir.

En un tour de main les chevaux furent garnis et les voyageurs en selle.

— En route, reprit le chasseur, en file indienne, suivez attentivement mes mouvements.

Dans les prairies on appelle marcher en file indienne s’avancer l’un derrière l’autre, afin de laisser moins de traces de son passage.

Mais, au lieu de continuer à s’avancer dans la direction qu’il avait suivie jusqu’alors, le chasseur fit entrer son cheval dans le ruisseau, dont il descendit le courant jusqu’à un endroit peu éloigné, où deux affluents lui apportaient le tribut de leurs eaux ; le Cœur-de-Pierre prit l’affluent de gauche qu’il descendit à son tour.

Les Mexicains avaient ponctuellement exécuté cette manœuvre, le suivant, la tête de chaque cheval sur la croupe de celui qui marchait en avant.

La chaleur était étouffante sous le couvert, où la circulation de l’air, arrêtée par le feuillage, était presque insensible. Le calme le plus profond régnait dans la forêt, les oiseaux tapis sous la feuillée avaient cessé leurs chants, on n’entendait que les bourdonnements monotones des innombrables myriades de moustiques qui tournoyaient au-dessus des marécages.

Cependant le ruisseau que suivaient les voyageurs s’élargissait de plus en plus et se changeait peu à peu en rivière ; déjà çà et là apparaissaient de noirs