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LES CHASSEURS D’ABEILLES

sur les autres côtés se prolongent les anciennes habitations des condamnés, les logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers en garnison et un petit hôpital.

Toutes ces constructions, hautes d’un rez-de-chaussée seulement, se terminent en azoteas plates à l’italienne ; le gouvernement avait en outre établi au dehors de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux ranchos approvisionnés de chevaux et de têtes de bétail.

Aujourd’hui le fort est presque ruiné, les murailles, faute de réparations, croulent de toutes parts, seuls les bâtiments d’habitation sont en bon état.

Le presidio de San-Lucar se divise en trois groupes, deux au nord et un au sud de la rivière.

L’aspect général en est triste, à peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord de la rivière, témoignant de l’existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d’un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.

Trois jours après les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre, vers deux heures de l’après-midi, cinq ou six vaqueros et leperos attablés dans la boutique d’un pulquero du nouveau San-Lucar, situé sur la rive sud de la rivière, discutaient vivement, en avalant à longs traits du pulque dans des cuïs qui circulaient à la ronde.

— Canarios ! s’écria un grand gaillard maigre et efflanqué, qui avait la mine et la tournure d’un effronté coquin, ne sommes-nous pas des hommes libres ? Si notre gouverneur, le señor don Luis Pedrosa, s’obstine à nous rançonner de la sorte, le Chat-Tigre n’est pas si loin qu’on ne puisse s’entendre avec lui. Quoique chef indien aujourd’hui, il est de race blanche sans mélange et caballero jusqu’au bout des ongles.

Calla la voca ! (tais-toi !) Pablito, reprit un autre ; tu ferais mieux d’avaler tes paroles avec ton pulque que de lâcher de telles sottises !

— Je veux parler, moi ! fit Pablito, qui s’humectait le gosier plus que les autres.

— Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l’ombre, rôdent des yeux invisibles qui nous épient, et que des oreilles s’ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter ?

— Allons donc ! dit le premier en haussant les épaules, tu as toujours peur, toi ; Carlocho ! je me soucie des espions comme d’une vieille cuarta (bride).

— Pablito ! fit l’autre en mettant un doigt sur sa bouche.

— Quoi ! n’ai-je pas raison ? Pourquoi don Luis nous veut-il tant de mal ?

— Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant, don Luis ne veut au contraire que votre bien, et la preuve, c’est qu’il vous le prend le plus possible.

— Ce diable de Verado a de l’esprit comme un coquin qu’il est, s’écria Pablito en riant aux éclats. Bah ! après nous la fin du monde !

— En attendant, buvons, dit le Verado.

— Oui, reprit Pablito, buvons, noyons les soucis ; d’ailleurs don Fernando Carril n’est-il pas là pour nous aider au besoin ?