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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Ma foi ! c’est vrai, dit-il ; il faut avouer, don Fernando, que je n’ai de chance d’aucune façon avec vous.

— Vous m’en voyez désespéré, cher don Torribio.

— C’est égal, la partie était bien belle, jamais je n’ai éprouvé une aussi vive émotion.

— Ni moi non plus ; malheureusement cette partie est sans revanche.

— Vous avez raison, je dois maintenant acquitter ma dette.

Don Fernando s’inclina sans répondre.

— Soyez tranquille, cher seigneur, je ne vous ferai attendre que le temps strictement nécessaire ; si j’avais prévu cela, j’aurais apporté des pistolets.

— J’en ai, moi, qui sont tout à votre service.

— Soyez donc assez bon pour m’en prêter un.

Don Fernando se leva, prit un pistolet aux arçons de sa selle et le présenta à don Torribio.

— Il est chargé et amorcé, dit-il, la détente est un peu dure.

— Quel homme précieux vous faites, don Fernando ! vous prévoyez tout, aucun détail ne vous échappe.

— L’habitude de voyager, don Torribio, pas autre chose.

Don Torribio prit le pistolet, qu’il arma.

— Señores, dit-il, je vous prie de ne pas abandonner mon corps aux bêtes fauves, je serais désolé de leur servir de pâture après ma mort.

— Rassurez-vous, cher seigneur, nous vous conduirons chez vous, sur votre propre cheval : nous serions désespérés que le corps d’un caballero si cumplido fût profané.

— Voilà tout ce que j’avais à vous recommander, señores ; maintenant recevez mes remerciements, et adieu !

Alors, après avoir jeté un dernier regard autour de lui, il appuya froidement l’anneau du pistolet sur sa tempe droite.

Don Fernando lui arrêta vivement le bras.

— Je fais une réflexion, dit-il.

— Ma foi, il était temps, dit don Torribio toujours impassible, quelques secondes de plus, il était trop tard ; mais voyons, cette réflexion ; est-elle intéressante ?

— Vous en jugerez, la voici : vous avez perdu votre vie contre moi loyalement, n’est-ce pas ?

— On ne peut plus loyalement, don Fernando.

— Donc elle m’appartient ; vous êtes mort, j’ai le droit de disposer de vous comme bon me semble.

— Je ne le nie pas ; vous voyez que je suis prêt à payer ma dette en caballero.

— Je vous rends justice, cher seigneur : or, si je vous laisse vivre maintenant, vous engagez-vous à vous tuer à ma première réquisition et à n’user de cette vie que je vous laisse, bien que j’aie le droit de vous l’ôter à l’instant, seulement dans mon intérêt et selon mon bon plaisir ? Réfléchissez bien avant de répondre.

— Ainsi, dit don Torribio, c’est un pacte que vous me proposez ?