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Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/183

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LIX

LES MAUX D’AUTRUI

Le moraliste, c’est La Rochefoucauld, je crois, qui a écrit : « Nous avons toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui », a dit assurément quelque chose de vrai. Mais ce n’est qu’à moitié vrai. Ce qui est bien plus beau à remarquer, c’est que nous avons toujours assez de force pour supporter nos propres maux. Et il le faut bien. Quand la nécessité nous met la main sur l’épaule, nous sommes bien tenus. Il faudrait donc mourir ; ou bien alors, on vit comme on peut ; et la plupart des gens s’arrêtent à ce dernier parti. La force de la vie est admirable.

Ainsi les inondés, ils s’adaptaient. Ils ne gémissaient point sur la passerelle ; ils y mettaient le pied. Ceux qu’on entassait dans les écoles et dans les autres lieux publics y campaient pour le mieux et mangeaient et dormaient de tout leur cœur. Ceux qui ont été à la guerre en racontent autant ; les grandes peines ne sont pas alors parce qu’on est en guerre, mais parce que l’on a froid aux pieds ; l’on pense furieusement à faire du feu, et l’on est tout à fait content quand l’on se chauffe.