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Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/184

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PROPOS SUR LE BONHEUR

On pourrait même dire que, plus l’existence est difficile, mieux on supporte les peines et mieux on jouit des plaisirs ; car la prévision n’a pas le temps d’aller jusqu’à des maux simplement possibles ; elle est tenue en bride par la nécessité. Robinson ne commence à regretter sa patrie que lorsqu’il a bâti sa maison. C’est sans doute pour cette raison qu’un riche se plaît à la chasse ; ce sont alors des maux prochains, comme mal au pied, ou des plaisirs prochains, comme bien boire et bien manger ; et l’action emporte tout, enchaîne tout. Celui qui met toute son attention sur un acte assez difficile, celui-là est parfaitement heureux. Celui qui pense à son passé ou à son avenir ne peut pas être heureux tout à fait. Tant qu’on porte le poids des choses, il faut être heureux ou périr, mais dès qu’on porte, en inquiétude, le poids de soi, tout chemin est rude. Le passé et l’avenir frottent dur sur la route.

En somme, il ne faudrait point penser à soi. Le plaisant, c’est que ce sont les autres qui me ramènent à moi par leurs discours sur eux-mêmes. Agir ensemble, c’est toujours bon ; parler ensemble pour parler, pour geindre, pour récriminer, c’est un des grands fléaux de ce monde. Sans compter que le visage humain est diablement expressif, et arrive à éveiller des tristesses que les choses me faisaient oublier. Nous ne sommes égoïstes qu’en société, par le choc des individus, par la réponse de l’un à l’autre, réponse de la bouche, réponse des yeux, réponse du cœur fraternel. Une plainte déchaîne mille plaintes ; une peur déchaîne mille peurs. Tout le troupeau court dans chaque mouton. Voilà pourquoi un cœur sensible est toujours misanthrope un peu. Ce sont