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Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/204

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PROPOS SUR LE BONHEUR

reux se relâche tout à fait ; je l’entends à la lettre ; il faut que tous les membres soient bien appuyés et tous les muscles détendus ; il y a un art de les tasser en repos, qui est une espèce de massage par l’intérieur, et qui est l’opposé de la crispation, cause de colère, d’insomnie, d’anxiété. À ceux qui ne peuvent s’endormir, je dis volontiers : « Faites chat crevé. »

Maintenant, si l’on ne peut descendre à cet état animal, qui est le vrai de la vertu épicurienne, alors il faut s’éveiller fortement, et bondir, en quelque sorte, jusqu’à la vertu stoïcienne ; car elles sont bonnes l’une et l’autre, et c’est l’entre-deux qui ne vaut rien. Si l’on ne peut se plonger dans l’état orageux ou pluvieux, il faut alors la repousser, s’en séparer ; dire : « C’est pluie et orage, ce n’est pas moi. » Plus difficile, assurément, quand il s’agit d’un reproche injuste, ou d’une déception, ou d’une jalousie ; ces mauvaises bêtes se collent sur vous. Mais il faut pourtant s’aviser de dire enfin : « Ce n’est pas miracle si après cette déception je suis triste ; c’est naturel comme la pluie et le vent. » Ce conseil irrite les passionnés ; ils s’obligent, ils se lient eux-mêmes ; ils embrassent leur peine. Je les compare à l’enfant qui crie comme un âne et s’irrite tellement de se voir aussi bête, qu’il crie encore plus fort. Il pourrait se délivrer lui-même en disant : « Eh bien, quoi ? Ce n’est qu’un enfant qui crie. » Mais il ne sait pas vivre encore. Et du reste l’art de vivre est trop peu connu. Mais je tiens qu’un des secrets du bonheur, c’est d’être indifférent à sa propre humeur ; ainsi méprisée, l’humeur retombe dans la vie animale, comme un chien rentre dans