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Monsieur Toc


C’est jour de grande toilette pour M. Toc. Dès le matin, sa femme de chambre le plongea dans une eau tiède et parfumée, d’où il sortit gros comme une saucisse, tout le poil piteusement aplati. Frotté, savonné par des mains expertes et douces, enveloppé ensuite de serviettes chaudes, il a somnolé dans sa niche d’osier en forme de pagode, au plus creux d’un coussin douillet sous lequel une bouillotte a été glissée. Puis, un peigne prudent pénètre ses longues soies, redresse ses moustaches, lisse ses oreilles frisées. Toc redevient la boule de soie floche dont les mèches ébouriffées laissent à peine apercevoir un coin d’œil et un nez en truffe.

— Oh ! le gnongnon adoré, le namour à sa mémère !

De beaux bras le serrent avec transport ; des doigts fins chargés de gemmes batifolent dans sa toison blanche.

— Que lui donnerez-vous à déjeuner, au cher trésor ?

Rognon de mouton ou côtelette de veau. C’est le menu habituel de M. Toc, qui mange à table sur une haute chaise, en face de sa maîtresse.

— Toc est pâle. Oui, son nez est tout blanc. Ne voyez-vous pas ? Il faudrait le mener à son médecin.

Car Toc a son médecin, sa camériste, son tailleur. Toc est un personnage de haute lignée possédant un pedigree éclatant.

— Que Madame se rassure ! M. Toc a peut-être besoin de prendre un peu l’air.

— Bien ! il fait assez beau pour le sortir en voiture. Il fera un quart d’heure de footing. N’oubliez pas sa chaîne d’argent.

Un bruit d’abois, de grognements, de glapissements dans la rue. Une mêlée ? Toc, curieux, saute sur le rebord de l’embrasure. Deux jeunes roquets luttent, les pattes entrelacées, grondants, menaçants, se mordant avec des gueules molles, roulant dans le ruisseau, sans souci des voitures, des tramways, des autos. Oh ! la bonne, la royale partie ! Toc, hérissé comme un porc-épic, gratte la vitre avec rage et donne furieusement de la voix, les yeux hors de la tête comme un dragon japonais.

— Tout beau ! Tout beau ! Calmez-vous, namour ! Laissez ces vilains ! Il va gagner la fièvre à s’agiter ainsi !

Mais la couturière — la petite — se fait annoncer. Madame passe dans son cabinet de toilette pour un essayage. Toc s’élance de sa fenêtre pour filer par un entre-bâillement. Le voici dans le vestibule, qu’on lave à grande eau. Le portail est ouvert. Au galop, la petite chose blanche traverse l’inondation et se précipite au dehors.

Quels sont ces glapissements aigus, essoufflés, qui surmontent les rauques abois des mâtins ?

Madame, frémissante, accourue à la croisée, jette un cri d’horreur et pense tomber pâmée.

Toc, le bien-aimé, roule sa robe immaculée dans la boue, délirant de plaisir et de peur, piaulant à se briser la gorge, sous les grosses pattes rustaudes qui le tournent et le retournent.

On l’appelle ; on le relance ! Sourd aux voix connues, l’ingrat disparaît au coin du carrefour avec ses nouveaux amis.

Destin effroyable ! La fourrière, les puces, la rage ! Madame, effondrée, entrevoit les pires fléaux.

… Il revient, l’enfant prodigue, crotté, haletant, chiffonné, penaud. Que d’invectives, de reproches l’assaillent ! Humble, il semble comprendre son indignité et se soumet à la quarantaine.

Mais ses yeux de jais, sous les touffes défrisées qui les ombragent, luisent d’une joie sauvage. Il a connu l’ivresse de la liberté.

MATHILDE ALANIC.
(Dessins de J. Touchet.)