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INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE

on n’a pas l’idée. S’il se voyait clairement, son imagination resterait oisive et n’aurait rien à ajouter au tableau. Mais l’homme est assez découvert pour qu’il aperçoive quelque chose de lui-même, et assez voilé pour que le reste s’enfonce dans des ténèbres impénétrables parmi lesquelles il plonge sans cesse, et toujours en vain, afin d’achever de se saisir.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, chez les peuples démocratiques, la poésie vive de légendes, qu’elle se nourrisse de traditions et d’antiques souvenirs, qu’elle essaye de repeupler l’univers d’êtres surnaturels auxquels les lecteurs et les poètes eux-mêmes ne croient plus, ni qu’elle personnifie froidement des vertus et des vices qu’on peut voir sous leur propre forme. Toutes ces ressources lui manquent ; mais l’homme lui reste, et c’est assez pour elle. Les destinées humaines, l’homme, pris à part de son temps et de son pays, et placé en face de la nature et de Dieu, avec ses passions, ses doutes, ses prospérités inouïes et ses misères incompréhensibles, deviendront pour ces peuples l’objet principal et presque unique de la poésie ; et c’est ce dont on peut déjà s’assurer, si l’on considère ce qu’ont écrit les plus grands poëtes qui aient paru depuis que le monde achève de tourner à la démocratie.

Les écrivains qui, de nos jours, ont si admira-