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SUR LES SENTIMENTS DES AMÉRICAINS.

Si un peuple pouvait jamais parvenir à détruire ou seulement à diminuer lui-même dans son sein l’égalité qui y règne, il n’y arriverait que par de longs et pénibles efforts. Il faudrait qu’il modifiât son état social, abolît ses lois, renouvelât ses idées, changeât ses habitudes, altérât ses mœurs. Mais, pour perdre la liberté politique, il suffit de ne pas la retenir, et elle s’échappe.

Les hommes ne tiennent donc pas seulement à l’égalité parce qu’elle leur est chère ; ils s’y attachent encore parce qu’ils croient qu’elle doit durer toujours.

Que la liberté politique puisse, dans ses excès, compromettre la tranquillité, le patrimoine, la vie des particuliers, on ne rencontre point d’hommes si bornés et si légers qui ne le découvrent. Il n’y a au contraire, que les gens attentifs et clairvoyants qui aperçoivent les périls dont l’égalité nous menace, et d’ordinaire ils évitent de les signaler. Ils savent que les misères qu’ils redoutent sont éloignées, et ils se flattent qu’elles n’atteindront que les générations à venir, dont la génération présente ne s’inquiète guère. Les maux que la liberté amène quelquefois sont immédiats ; ils sont visibles pour tous, et tous, plus ou moins, les ressentent. Les maux que l’extrême égalité peut produire ne se manifestent que peu à peu ; ils s’insinuent graduellement dans le corps social ; on