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SUR LES MOEURS PROPREMENT DITES.

s’identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte qu’ils en deviennent enfin l’accessoire, à leurs propres yeux comme aux siens.

Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, dont il ne peut sortir ; près de lui se trouve un autre homme, qui tient un rang supérieur qu’il ne peut perdre. D’un côté, l’obscurité, la pauvreté, l’obéissance, à perpétuité ; de l’autre, la gloire, la richesse, le commandement, à perpétuité. Ces conditions sont toujours diverses et toujours proches, et le lien qui les unit est aussi durable qu’elles-mêmes.

Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de lui-même ; il s’en détache ; il se déserte en quelque sorte, ou plutôt il se transporte tout entier dans son maître ; c’est là qu’il se crée une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des richesses de ceux qui lui commandent ; il se glorifie de leur gloire, se rehausse de leur noblesse, et se repaît sans cesse d’une grandeur empruntée, à laquelle il met souvent plus de prix que ceux qui en ont la possession pleine et véritable.

Il y a quelque chose de touchant et de ridicule à la fois dans une si étrange confusion de deux existences.

Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets, y prennent les dimensions natu-