Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/144

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même quelquefois nécessaire en politique, de se créer des convictions passagères suivant leurs passions et leurs intérêts du moment, et ils arrivent ainsi à faire assez honnêtement des choses assez peu honnêtes. Malheureusement je n’ai jamais pu parvenir à éclairer mon intelligence par ces lumières particulières et artificielles, ni à me figurer si aisément que mon avantage fût conforme au bien général.

C’est ce monde parlementaire, dans lequel j’avais souffert toutes les misères que je viens de décrire, que la révolution avait brisé ; elle avait mêlé et confondu les anciens partis dans une ruine commune, déposé leurs chefs, détruit leurs traditions et leur discipline. Il en était sorti, il est vrai, une société désordonnée, confuse, mais où l’habileté devenait moins nécessaire et moins prisée que le désintéressement et le courage ; où le caractère était plus important que l’art de bien dire ou de manier les hommes, mais surtout, où il ne restait plus aucun champ libre à l’incertitude de l’esprit : ici le salut du pays, là, sa perte. Il n’y avait plus à se tromper sur le chemin à suivre ; on allait y marcher au grand jour, soutenu et encouragé par la foule. La route paraissait dangereuse, il est vrai, mais mon esprit est ainsi fait qu’il redoute bien moins le péril que le doute. Je sentais, d’ailleurs, que j’étais encore dans la force de l’âge, que j’avais peu de besoins,