Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ordinaire de laisser une petite ouverture le long des maisons afin qu’on pût circuler. Impatients de nous renseigner plus vite sur l’état de la ville, nous convînmes, Corcelles et moi, de nous séparer ; il alla d’un côté et moi de l’autre ; son excursion faillit lui tourner mal. Il m’a raconté depuis qu’après avoir franchi sans encombre plusieurs barricades à moitié construites, à la dernière, on l’arrêta ; les hommes du peuple qui élevaient celle-ci, voyant un beau monsieur en habit noir et linge très blanc parcourir doucement les rues sales des environs de l’Hôtel de Ville et s’arrêter devant eux d’un air placide et curieux, imaginèrent de tirer parti de cet observateur suspect. Ils lui demandèrent, au nom de la fraternité, de les aider dans leur ouvrage ; Corcelles était brave comme César, mais il jugea avec raison que, dans cette circonstance, il n’y avait rien de mieux à faire que de céder sans bruit. Le voilà donc remuant les pavés et les posant le plus proprement possible les uns sur les autres. Sa maladresse naturelle et ses distractions vinrent heureusement à son aide ; on le congédia bientôt comme un ouvrier inutile.

Il ne me survint aucune aventure semblable ; je parcourus les rues du quartier Saint-Martin et Saint-Denis sans rencontrer pour ainsi dire de barricades, mais l’agitation y était extraordinaire. En revenant, je