Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/251

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Nous trouvâmes là une escorte et nous passâmes outre. Nous circulâmes longtemps à travers les petites rues de ces quartiers, jusqu’à ce que nous fussions arrivés en face de la grande barricade de la rue Rambuteau qui n’était pas encore prise et qui nous arrêta. De là, nous revînmes à travers toutes ces petites rues, qui avaient été ensanglantées par des luttes récentes ; on s’y battait encore de temps en temps. Car c’était une guerre d’embuscades dont le théâtre n’était pas fixe et qui sans cesse revenait sur ses pas. Au moment où on s’y attendait le moins, on était fusillé par une lucarne ; et, quand on pénétrait dans la maison, on trouvait bien le fusil, mais non le tireur : celui-ci s’était esquivé par une porte de derrière, tandis qu’on enfonçait la porte ; aussi les gardes nationaux avaient-ils l’ordre de faire ouvrir toutes les persiennes qu’ils rencontraient et de tirer sur tous ceux qui se montraient aux fenêtres, ordre qu’ils avaient si bien pris à la lettre qu’ils manquèrent ainsi tuer plusieurs curieux à qui la vue de nos écharpes faisaient mettre le nez dehors. Pendant ce trajet qui dura deux ou trois heures, nous eûmes à faire au moins trente discours : je parle de Crémieux et de moi, car Goudchaux ne savait parler que sur les finances, et quant à Cormenin, on sait qu’il a toujours été muet comme un poisson. À vrai dire, presque tout le poids du jour tomba sur Crémieux. Il me remplit,