Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/322

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quiète et troublée. Méthodique, lent, paresseux, prudent, méticuleux même, il n’entrait que très difficilement dans une entreprise ; mais, une fois entré, il n’y reculait jamais et s’y montrait, jusqu’au bout, résolu et têtu comme un Breton de bonne roche. Très réservé à exprimer son opinion, et très explicite et même d’une franchise fort rude quand il l’exprimait, il ne fallait attendre de son amitié ni entraînement, ni chaleur, ni abandon ; mais on ne devait non plus y redouter ni défaillance, ni trahison, ni arrière-pensée. En somme, c’était un associé très sûr et, à tout prendre, le plus honnête homme que j’aie rencontré dans la vie publique, et celui de tous qui m’ait paru mêler à son amour du bien public le moins de vues particulières ou intéressées.

Personne ne fit d’objections au nom de Lanjuinais ; mais la difficulté était de lui trouver un portefeuille. Je demandai pour lui celui de l’agriculture et du commerce, que tenait depuis le 20 décembre Buffet, ami de Falloux ; celui-ci refusa de laisser partir son collègue ; je m’opiniâtrai ; le nouveau cabinet presque formé fut pendant vingt-quatre heures comme dissous. Pour vaincre ma résolution, Falloux tenta une démarche directe ; il vint chez moi, où j’étais retenu dans mon lit, me pressa, me pria de renoncer à Lanjuinais et de laisser son ami Buffet à l’agriculture.