Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/335

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’étendue, et même d’une certaine profondeur, mais jamais sûr et toujours prêt à placer une idée bizarre à côté d’une idée juste.

En général, il était difficile de l’approcher longtemps et de très près sans découvrir une petite veine de folie, courant ainsi au milieu de son bon sens, et dont la vue, rappelant sans cesse les escapades de sa jeunesse, servait à les expliquer.

On peut dire, au demeurant, que ce fut sa folie plus que sa raison qui, grâce aux circonstances, fit son succès et sa force : car le monde est un étrange théâtre. Il s’y rencontre des moments où les plus mauvaises pièces sont celles qui réussissent le mieux. Si Louis Napoléon eût été un homme sage, ou un homme de génie, il ne fût jamais devenu président de la république.

Il se fiait à une étoile ; il se croyait fermement l’instrument de la destinée et l’homme nécessaire. J’ai toujours cru qu’il était réellement convaincu de son droit, et je doute que Charles X ait jamais été plus entiché de sa légitimité qu’il l’était de la sienne ; aussi incapable, du reste, que celui-ci, de rendre raison de sa foi : car s’il avait une sorte d’adoration abstraite pour le peuple, il ressentait très peu de goût pour la liberté. Le trait caractéristique et fondamental de son esprit, en matière politique, était la haine et le mépris des