Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/438

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lui-même. Je proposai ensuite au roi la dissolution de la Chambre des députés. « Jamais ! jamais ! » dit-il ; il s’emporta et se retira en nous fermant, à Thiers et à moi, la porte au nez. Il était évident qu’il ne consentait à nous prendre que pour sauver le premier moment, et qu’il comptait bien après nous avoir compromis avec le peuple, nous jeter par terre, à l’aide du parlement. Aussi, dans des temps ordinaires, je me serais immédiatement retiré ; mais la gravité de la situation me fit rester, et je proposai de me présenter au peuple ; de lui apprendre moi-même l’arrivée du nouveau cabinet et de le calmer. Dans l’impossibilité où nous étions de rien faire imprimer et afficher à temps, je me considérai comme un homme affiche. Je dois rendre cette justice à Thiers qu’il voulut m’accompagner et que ce fut moi qui, craignant le mauvais effet de sa présence, refusai. Je partis donc ; je m’avançai sans armes devant chaque barricade ; les fusils s’abaissaient, les barricades s’ouvraient ; on criait : « Vive la réforme ! vive Barrot ! » Nous allâmes ainsi jusqu’à la porte Saint-Denis, où nous trouvâmes une barricade haute de deux étages et garnie d’hommes qui ne répondirent par aucun signe d’adhésion à mes paroles et ne firent point mine de laisser franchir la barricade ; force fut donc de revenir sur mes pas. Je trouvai, à mon retour, le peuple plus animé qu’à mon passage ; cependant je n’entendis pas un seul cri séditieux, rien qui annonçât une révolution immédiate ; le seul mot grave que j’entendis fut d’Étienne Arago. Il s’avança vers moi et me dit : « Si le roi n’abdique pas, nous aurons une révolution avant huit heures du soir. » J’arrivai ainsi à la place Vendôme ; des milliers d’hommes me suivaient en criant : « Aux Tuileries ! aux Tuileries ! » Je me demandai ce que j’avais à faire. Aller aux Tuileries à la tête de cette multitude, c’était me rendre maître absolu de la situation, mais par un acte qui eût pu paraître révolutionnaire et violent. Si j’avais su ce qui se passait en ce moment à ces Tuileries, je n’aurais pas hésité ; mais je n’avais encore nulle inquiétude. L’attitude du peuple ne me paraissait pas encore décidée. Je savais que toutes les troupes se repliaient vers le château, que le gouvernement et les généraux y étaient ;