Ce n’est pas à dire pour cela que la prédestination dépende de l’individu, puisqu’elle consiste dans le choix fait par Dieu d’un ordre de choses dans lequel il prévoit que cet individu arrivera au salut. Là est précisément le point délicat, « l’abîme insondable des desseins de Dieu » : Dieu connaissait une infinité d’ordres providentiels dans lesquels les non prédestinés seraient librement arrivés à la vie éternelle, et donc auraient été prédestinés ; il connaissait de même une infinité d’ordres providentiels dans lesquels les prédestinés auraient librement perdu la béatitude et auraient été réprouvés ; et cependant il a choisi pour les uns et les autres l’ordre de providence, dans lequel il prévoyait que les uns seraient sauvés et les autres non. Il l’a fait par sa seule volonté et sans tenir compte de leurs actes, mais sans injustice, puisqu’il les a pourvus tous de moyens d’arriver à la vie éternelle.
Notons enfin que si, dans la science moyenne, antérieure à l’acte libre de la volonté divine, la certitude que le prédestiné parviendra à la vie éternelle est hypothétique, puisqu’elle est subordonnée à la volonté de Dieu d’accorder tels moyens et de telle manière ; dans sa science libre, au contraire, par laquelle après l’acte de sa volonté il prévoit simplement que le prédestiné parviendra à la vie éternelle, la certitude est absolue et sans hypothèse.
Pour ce qui regarde les enfants, il dépend de toutes les causes libres qui interviennent dans leur naissance, leur conservation, leur baptême, que l’ordre de providence qui les concerne et la volonté de Dieu de leur donner les moyens de salut aient raison de prédestination. (Q. xxiii.a. 4 et 5, oisp. I, memb. 11, p. 505-523 et 528.)
e) Accord de la prédestination avec la prescience. — La prédestination s’est-elle faite selon la prescience ? Non, en ce sens que Dieu aurait décidé de distribuer de telle ou telle manière ses secours ou de prédestiner tels ou tels en raison ou à cause de l’usage qu’il prévoyait devoir en être fait (cf. supra, memb. 4). Oui, en ce sens qu’il dépendait du libre usage que ferait l’adulte du secours divin qu’il parvienne ou non à la vie éternelle ; et de la prescience de cet usage que ces secours aient raison de prédestination ou seulement de providence. De ce deuxième sens, les Pères et les scolastiques n’ont guère parlé ; c’est de lui cependant (prescience moyenne) que dépend la légitime conciliation de la prescience, de la providence et de la prédestination avec notre volonté libre, et la légitime intelligence des textes scripturaires. Rom. viii, I Petr., i ; Il Petr., i, etc.
Dieu, d’ailleurs, tout en n'étant pas lié par l’emploi de la volonté libre et les autres circonstances qu’il prévoyait du côté de l’adulte, pouvait néanmoins en tenir compte, et il était convenable et parfaitement raisonnable qu’il le fît. (In en trouve bien des exemples dans la Bible. Les secours et les dons que Dieu accorde ainsi, dans le temps, à la suite de quelque bon usage de la liberté, les péchés qu’il, permet ou les autres peines qu’il inflige à la suite de quelque mauvais usage de la liberté, il a décidé de toute éternité de les accorder, de les permettre ou de les infliger en raison (propter) de ce bon ou ce mauvais usage qu’il prévoyait devoir exister, dans l’hypothèse où il voulait créer tel ou tel ordre de choses. Molina estime même très vraisemblable, pour la louange et l’honneur du Christ et de sa sainte mère, que non seulement Dieu a décrété de donner à leurs âmes des dons plus excellents, mais qu’il a prévu qu’elles useraient mieux que les autres de leur liberté, et que c’est la raison pour laquelle elles ont été choisies, de préférence à d’autres, pour une si grande dignité.
D’après ces explications, on comprend à la fois l'énorme différence et la ressemblance qui existent
entre la prédestination du Christ à être fils de Dieu par l’union hypostatique, et celle des autres hommes dans le Christ et par le Christ : elles diffèrent eu ce que, dans la prédestination du Christ en tant qu’homme à être en même temps fils de Dieu, il ne fut tenu aucun compte de l’usage prévu de sa liberté, puisque la nature humaine ne devait pas être conduite à l’union hypostatique par cet usage ; tandis, que dans la prédestination des adultes dans le Christ et par le Christ, il devait en être tenu compte, dans le sens expliqué plus haut, puisque les hommes ont été prédestinés à la vie éternelle pour y parvenir, s’ils le voulaient, par leur volonté soutenue par la grâce, les secours et les mérites du Christ. Elles se ressemblent en ce que, comme celle du Christ, la prédestination des autres hommes, quant à son effet intégral, fut purement gratuite, puisque les secours et tous les moyens surnaturels par lesquels Dieu les a prédestinés dérivent, comme de leur source, de la prédestination et des mérites du Christ. (Ibid., p. 523-528.)
f) Accord de la prédestination avec la liberté. En résumé. Dieu, avant tout acte libre de sa volonté, prévoyait à l’aide de sa science purement naturelle et de sa science moyenne, par la compréhension de son essence, tout ce qui était en son pouvoir, entre autres choses : les innombrables créatures raisonnables qu’il pouvait créer, ainsi que les innombrables ordres de choses, de secours et de circonstances dans lesquels il pouvait placer toutes ces créatures et celles qu’il a décidé de créer ; il prévoyait en outre ce qui, dans ces divers ordres de choses arriverait par la volonté de chaque créature raisonnable, dans l’hypothèse où il voudrait établir tel ou tel ordre de choses, avec tels ou tels secours de sa part et telles ou telles circonstances.
Par un acte unique et simple de sa volonté, il a établi tout l’ordre de choses et d'êtres qui se déroulerait depuis la création jusqu'à la fin des temps, avec les secours et les dons qu’il a décidé d’octroyer aux anges et aux hommes, de sorte que chacun fût libre de parvenir à la vie éternelle ou de s’en écarter.
Par cet acte de volonté divine et de choix d’un ordre de choses et de secours plutôt que d’un autre, les anges et les hommes que Dieu prévoyait devoir mourir en état de grâce ont été prédestinés : les autres ne l’ont pas été, quoique par ce même acte, Dieu ait suffisamment pour sa part pourvu à ce qu’ils arrivassent à la vie éternelle, et que même sa providence ait été plus large pour certains d’entre eux que pour beaucoup de prédestinés.
Si Dieu a choisi un ordre de choses, de circonstances et de secours dans lequel certains seulement ont été prédestinés ; si par conséquent il a voulu donner à ceux-ci des secours par lesquels il prévoyait qu’ils seraient sauvés, tandis qu’aux autres il n’a voulu donner que des secours par lesquels ils auraient pu se sauver, tout en prévoyant que par leur faute ou celle de nos premiers parents ils mourraient en état de péché, il n’y a à cela aucune cause ou raison du côté des prédestinés ou des non-prédestinés. Tout cela est dû à la libre volonté de Dieu et demeure incompréhensible pour nous. A ce point de vue, l'Écriture a raison de dire que Dieu a choisi ceux qu’il a voulu pour les prédestiner, et que les élus et les prédestinés l’ont été en quelque sorte par hasard.
Il n’en est pas moins vrai que, étant donné le choix éternel de tel ordre de choses plutôt que de tel autre, si les uns ont été prédestinés par ce choix et par la providence, tandis que les autres ne l’ont pas été, la raison ou la condition en fut que tous n’utiliseraient pas cet ordre de choses pour mourir en état de grâce et que Dieu, de la hauteur de son intelligence, a prévu que ceux-ci le feraient et ceux-là non.