des hommes pieux… C’est pourquoi, tournant et retournant dans notre esprit les périls infinis et les dommages cpie cette controverse des sacramentaircs a causés à l’Église, nous n’avons jamais eu et n’avons encore pas de désir plus’lier que de pouvoir éteindre et assoupir ce dissentiment, d’autant plus que, par les livres et écrits publiés jusqu’ici, il a été abondamment satisfait à tous ceux qui sont cloués de l’intelligence de la parole et de la volonté divines et que les Zurichois sont désormais privés de toute approbation de leur duplicité. » Enders, t. xvi, p. 81.
La Concorde avait donc réussi à Strasbourg, à Bàle et à Berne, comme dans la presque totalité de l’Allemagne protestante. Elle avait au contraire échoué à Zurich. Et en Allemagne même, Gaspard Schwenkfeld, réfugié à Ulm, lui avait fait une sourde mais constante opposition.
Nous venons d’entendre Bucer se lamenter sur les
« dommages et les périls infinis » que cette querelle
avait apportés à l’Eglise. Il nous reste à préciser la nature de ces conséquences, par une étude sommaire des résultats de la controverse sacramentaire.
VI. Bésultats.
Avec beaucoup de netteté, Luther avait aperçu, dès le principe, les graves conséquences des discussions engagées autour d’un texte aussi clair et aussi « commun à tous », comme il disait, que celui de l’institution eucharistique : « Ceci est mon corps ». Il avait toujours soutenu (pue l’Ecriture est accessible aux esprits les plus humbles, que l’Esprit-Saint en donnait l’intelligence aux âmes les plus ignorantes, qu’un enfant de neuf ans pouvait en remontrer aux plus doctes, en cette matière. Et, brusquement, il apparaissait que, sur un texte capital, d’un usage immémorial dans l’Église, véritable centre de la vie liturgique durant des siècles, les grands maîtres de la Réforme ne pouvaient se mettre d’accord et que ces quatre mots : « Ceci est mon corps » étaient traduits au moins de quatre ou cinq façons entièrement différentes par Luther, Karlstadt, Hcen et Zwin’gli, Œcolampade, Schwenkfeld, sans parler des autres ! Sans hésiter, Luther avait dit tout de suite : « Il faut que les uns ou les autres soient les ministres de Satan I » Mais comment prendre parti ? Comment découvrir les disciples de l’Esprit et ceux du démon ? Voilà ce que le vulgaire pouvait et devait se dire. Le principe fondamental de l’appel à la Bible seule était en complète déroute. Et Luther, on l’a vii, pressentait que lâcher la bride aux opinions sur ce seul point, serait donner naissance à des océans ( imo maria) de questions et de discussions sur tout le reste. Au lieu de la superbe doctrine de l’inspiration directe de chaque chrétien par l’Esprit de vérité, on allait tomber dans toute l’anarchie du libre examen que Luther ne pouvait avoir, quoi quon ait dit, qu’en parfaite horreur. C’était, selon le mot frappant de Luther, « la fenêtre ouverte », considerandum est certe quantum hic fenestram aperiemus.
Ces conséquences étaient fort bien aperçues du côté catholique. La controverse sacramentaire marqua le premier arrêt sérieux de la contagion luthérienne. Les témoignages sont nombreux et concordants à cet égard, ainsi la lettre écrite par Bucer à Guillaume Lard, qui se trouvait alors à Aigle, en Suisse, le 26 sep tembre 1527, où il est dit : Impanatio negata mutins nobis abalienavit, dans Herminjart, Correspondance des réformateurs dans 1rs pays île langue française, t. ii Paris-Genève, 18(>(i, p. 205, ainsi encore la lettre plus explicite du même Bucer à Luther, en date du 25 août 1530, OÙ on lit le passage suivant : « Nous avons reçu récemment des lettres de nos frères en France, qui écrivent que jusqu’ici l’Évangile se glissait heureuse ment chez eux, mais que notre malheureux dissentiment finfelix hoc noslrum dissidinm) fait un tel obstacle à son cours, que, s’il n’est apaisé, ils n’espèrent
point que jamais la France puisse accueillir publiquement l’Évangile. Par contre, si la paix se faisait, ils auraient bon espoir qu’à brève échéance le Christ triomphe dans leur pays. » Herminjart, t. il, p. 305 sq. ; Enders, Luthersbriefwechsel, t. viii, p. 311.
Les catholiques ne s’étaient pas contentés de réfuter les opinions sacramentaires dans leurs écrits — Josse Clichtove en France, John Fisher en Angleterre, Eck en Allemagne — ils avaient clairement dégagé la suspicion que cette querelle jetait sur tout le mouvement de la Réforme. Le concile de la province de Sens, réuni à Paris, sous la présidence de Duprat, en 1528, avait formulé, bien longtemps avant Bossuet, l’argument des « variations », dans les termes suivants : « Les novateurs ne s’accordent pas entre eux : les uns abattent les images qui sont tolérées par les autres… ils ne s’accordent pas sur l’eucharistie, les uns croient qu’elle n’est que le signe du corps et du sang de Jésus-Christ et les autres font profession de croire qu’elle est véritablement le corps et le sang de Jésus-Christ… Or, ces contradictions font assez connaître combien ils sont éloignés de la vérité qui est toujours la même et ne se contredit jamais. »
Au moment où ces lignes étaient rédigées par un groupe imposant d’évêques français, un jeune étudiant de dix-neuf ans achevait ses études au collège de Montaigu et se sentait enclin à adopter les idées nouvelles. C’était Jean Calvin. Il attestait plus tard, qu’il avait été arrêté dans son mouvement vers le luthéranisme par la controverse sacramentaire. Écrivant en 1556 sa Seeunda dejensio pise et orthodoxes de sacramentis fidei contra Westphali calumnias, à Genève, il disait : « Je suis content de me glorifier que quand ils (Luther et Zvvingli) eurent commencé à faire quelque approche de plus près les uns des autres, leur consentement, combien qu’il ne fût pas encore plein et entier, me servit beaucoup. Car, commençant un peu à sortir des ténèbres de la papauté et ayant pris quelque petit goût à la saine doctrine, quand je lisais en Luther qu’Œcolampade et Zwingli ne laissaient rien es sacrements que des figures nues et représentations sans la vérité, je confesse que cela me détourna de leurs livres, en sorte que je m’abstins longtemps d’y lire. Or, devant que je commençasse d’écrire, ils avaient conféré ensemble à Marbourg et par ce moyen leur véhémence était un peu modérée. »
Ce que l’on se disait, en voyant aux prises les chefs de la Réforme, est donc très facile à conjecturer : des hommes qui prétendent ne connaître que la parole de Dieu, ne rien ajouter d’humain au message divin contenu dans les Écritures, n’interpréter les saintes Lettres que sous l’influx de l’Esprit-Saint, ces hommeslà n’ont pas le droit de différer d’avis sur aucun point, encore moins sur un dogme aussi important que celui de la présence réelle. La vérité est une, le Saint-Esprit ne saurait se contredire.
On conçoit dès lors le souci qui apparaît dans la théologie de Calvin sur l’eucharistie de réconcilier définitivement les doctrines en divergence. Lorsqu’on examine soigneusement ses théories eucharistiques, on est frappé de l’effort de syncrétisme qui s’y accuse. La première moitié des formules qu’il emploie est nettement luthérienne, la seconde, clairement zwinglienne. Il continue sur ce point Bucer et la théologie de Strasbourg. (Voir au mot Réforme, t. xiii, col. 2073 sq. l’exposé de la doctrine de Calvin sur l’eucharistie.) Malgré tout. Calvin ne réussit pas et ne pouvait pas réussir à masquer le dissentiment profond qui le séparait sur ce point des soi disant réformateurs. Il ne put qu’ajouter une opinion de plus à celles de ses devanciers et à rendre plus fort l’argument des variations ».
1° Sources. Enders-Kawerau-Fleming, Luthersbrief wechsel, isst sq. ; Luthers-Werke, édition Weimar ; Corpus