Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/101

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fondément son âme ; et ce long voyage à cheval, ces deux derniers jours presque sans nourriture, à cause des événements précipités, la chaleur du soleil, le froid glacial de la nuit, tout contribuait à augmenter son malaise, à briser son corps délicat. Pendant trois heures il marcha en silence devant ses gens, sans que la lumière qu’il avait vue à l’horizon parût s’approcher ; il finit par ne plus la suivre des yeux, et sa tête, devenue plus pesante, tomba sur sa poitrine ; il abandonna les rênes à son cheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand’route, et, croisant les bras, il se laissa bercer par le mouvement monotone de son compagnon de voyage, qui buttait souvent contre de gros cailloux jetés par les chemins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix des domestiques, dont les chevaux suivaient à la file celui du maître. Ce jeune homme s’abandonna librement à l’amertume de ses pensées ; il se demanda si le but éclatant de ses espérances ne le fuirait pas dans l’avenir et de jour en jour, comme cette lumière phosphorique le fuyait dans l’horizon de pas en pas. Était-il probable que cette jeune princesse, rappelée presque de force à la cour galante d’Anne d’Autriche, refusât toujours les mains, peut-être royales, qui lui seraient offertes ? Quelle apparence qu’elle se résignât à renoncer au trône pour attendre qu’un caprice de la fortune vînt réaliser des espérances romanesques et saisir un adolescent presque dans les derniers rangs de l’armée, pour le porter à une telle élévation avant que l’âge de l’amour fût passé ! Qui l’assurait que les vœux mêmes de Marie de Gonzague eussent été bien sincères ? — Hélas ! se disait-il, peut-être est-elle parvenue à s’étourdir elle-même sur ses propres sentiments ; la solitude de la campagne avait préparé son âme à recevoir des impressions profondes. J’ai paru, elle a cru que j’étais celui qu’elle avait rêvé ; notre âge et mon