Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/158

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Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Londigny, officiers des compagnies rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, l’épée dans la main droite, le pistolet dans la gauche, se heurtant, se poussant et se faisant autant de mal à eux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement, débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme l’eau versée d’un vase dont l’entrée est trop étroite jaillit par torrent au dehors.

Dédaignant de s’occuper des soldats vaincus qui se jetaient à leurs genoux, ils les laissèrent errer dans le fort sans même les désarmer, et se mirent à courir dans leur conquête comme des écoliers en vacances, riant de tout leur cœur comme après une partie de plaisir.

Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau brun, les regardait d’un air sombre.

— Quels démons est-ce là, Ambrosio ? disait-il à un soldat. Je ne les ai pas connus autrefois en France. Si Louis XIII a toute une armée ainsi composée, il est bien bon de ne pas conquérir l’Europe.

— Oh ! je ne les crois pas bien nombreux ; il faut que ce soit un corps de pauvres aventuriers qui n’ont rien à perdre, et tout à gagner par le pillage.

— Tu as raison, dit l’officier ; je vais tâcher d’en séduire un pour m’échapper.

Et, s’approchant avec lenteur, il aborda un jeune chevau-léger, d’environ dix-huit ans, qui était à l’écart assis sur le parapet ; il avait le teint blanc et rose d’une jeune fille, sa main délicate tenait un mouchoir brodé dont il essuyait son front et ses cheveux d’un blond d’argent ; il regardait l’heure à une grosse montre ronde couverte de rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un nœud de rubans.

L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne l’eût vu renverser ses soldats, il ne l’aurait cru capable que de chanter une