Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/179

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Le vieux domestique, tout en grondant, obéit et courut, d’après un autre ordre très-absolu, arrêter les Suisses, déjà dans la plaine, prêts à suspendre leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt à les laisser s’y attacher ; car l’officier, avec le sang-froid de son énergique nation, avait passé lui-même autour de son cou le nœud coulant d’une corde, et montait, sans en être prié, à une petite échelle appliquée à l’arbre pour y nouer l’autre bout. Le soldat, avec le même calme insouciant, regardait les Suisses se disputer autour de lui, et tenait l’échelle.

Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, se nomma au bas-officier suisse, et, prenant Grandchamp pour interprète, dit que ces deux prisonniers étaient à lui, et qu’il allait les faire conduire à sa tente ; qu’il était capitaine aux gardes, et s’en rendait responsable. L’Allemand, toujours discipliné, n’osa répliquer ; il n’y eut de résistance que de la part du prisonnier. L’officier, encore au haut de l’échelle, se retourna, et parlant de là comme d’une chaire, dit avec un rire sardonique :

— Je voudrais bien savoir ce que tu viens faire ici ? Qui t’a dit que j’aime à vivre ?

— Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars, peu m’importe ce que vous deviendrez après ; je veux dans ce moment empêcher un acte qui me paraît injuste et cruel. Tuez-vous ensuite si vous voulez.

— C’est bien dit, reprit l’Espagnol farouche ; tu me plais, toi. J’ai cru d’abord que tu venais faire le généreux pour me forcer d’être reconnaissant, ce que je déteste. Eh bien, je consens à descendre ; mais je te haïrai autant qu’auparavant, parce que tu es Français, je t’en préviens, et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t’acquitter envers moi : c’est moi-même qui t’ai empêché ce matin d’être tué par ce jeune soldat, quand il te mit