Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/211

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bien, laissez-moi l’ouvrir ; vous savez la vieille superstition de notre pays ? quand on ouvre un livre de messe avec une épée, la première page que l’on trouve à gauche est la destinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il a fini doit influer puissamment sur l’avenir du lecteur.

— Quel enfantillage ! Mais je le veux bien. Voici votre épée ; prenez la pointe… voyons…

— Laissez-moi lire moi-même, dit Cinq-Mars, prenant du bord de son lit un côté du livre. Le vieux Grandchamp avança gravement sa figure basanée et ses cheveux gris sur le pied du lit pour écouter. Son maître lut, s’interrompit à la première phrase, mais, avec un sourire un peu forcé peut-être, poursuivit jusqu’au bout :

I. Or c’était dans la cité de Mediolanum qu’ils comparurent.

II. Le grand prêtre leur dit : Inclinez-vous et adorez les dieux.

III. Et le peuple était silencieux, regardant leurs visages, qui parurent comme les visages des anges.

IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais, s’écria, levant les yeux au ciel, et tout rempli du Saint-Esprit :

V. Ô mon frère ! je vois le Fils de l’homme qui nous sourit ; laisse-moi mourir le premier.

VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais de verser des larmes indignes du Seigneur notre Dieu.

VII. Or Protais lui répondit ces paroles :

VIII. Mon frère, il est juste que je périsse après toi, car j’ai plus d’années et des forces plus grandes pour te voir souffrir.