Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/214

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— Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu ?

— Je veux savoir votre nom et votre pays.

— Je ne dis pas mon nom ; et quant à mon pays, j’ai l’air d’un Espagnol ; mais je ne le suis peut-être pas, car un Espagnol ne l’est jamais.

Le père Joseph, se retournant vers les deux amis, dit :

— Je suis bien trompé, ou j’ai entendu ce son de voix quelque part : cet homme parle français sans accent ; mais il me semble qu’il veut nous donner des énigmes comme dans l’Orient.

— L’Orient ? c’est cela, dit le prisonnier, un Espagnol est un homme de l’Orient, c’est un Turc catholique ; son sang languit ou bouillonne, il est paresseux ou infatigable ; l’indolence le rend esclave ; l’ardeur, cruel ; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sa superstition, il ne veut qu’un livre religieux, qu’un maître tyrannique ; il obéit à la loi du bûcher, il commande par celle du poignard, il s’endort le soir dans sa misère sanglante, cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui est-ce là, messieurs ? est-ce l’Espagnol ou le Turc ? devinez. Ah ! ah ! vous avez l’air de trouver que j’ai de l’esprit parce que je rencontre un rapport. Vraiment, messieurs, vous me faites bien de l’honneur, et cependant l’idée pourrait se pousser plus loin, si l’on voulait ; si je passais à l’ordre physique, par exemple, ne pourrais-je pas vous dire : Cet homme a les traits graves ou allongés, l’œil noir et coupé en amande, les sourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues basanées, maigres et ridées ; sa tête est rasée, et il la couvre d’un mouchoir noué en turban ; il passe un jour entier couché ou debout sous un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumant un tabac qui l’enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol ? Êtes-vous contents, messieurs ? Vraiment, vous en avez l’air, vous riez ; et de quoi riez-vous ? Moi qui vous ai