Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/300

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Cet homme me fascine, c’est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs ! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de la Noblesse et de tous les notables du pays d’arriver à moi. Brûler, brûler vivant ! sans preuves ! par vengeance ! Un homme, un peuple ont invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent ! Ah ! que les rois sont malheureux !

Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura.

— Ah ! Sire, elles sont bien belles les larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars avec une sincère admiration : que toute la France n’est-elle ici avec moi ! elle s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait peine à croire.

— S’étonnerait ! la France ne me connaît donc pas ?

— Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise, personne ne vous connaît ; et moi-même je vous accuse souvent de froideur et d’une indifférence générale contre tout le monde.

— De froideur ! quand je meurs de chagrin ; de froideur ! quand je me suis immolé à leurs intérêts ? Ingrate nation ! je lui ai tout sacrifié, jusqu’à l’orgueil, jusqu’au bonheur de la guider moi-même, parce que j’ai craint pour elle ma vie chancelante ; j’ai donné mon sceptre à porter à un homme que je hais, parce que j’ai cru sa main plus forte que la mienne ; j’ai supporté le mal qu’il me faisait à moi-même, en songeant qu’il faisait du bien à mes peuples : j’ai dévoré mes larmes pour tarir les leurs ; et je vois que mon sacrifice a été plus grand même que je ne le croyais, car ils ne l’ont pas aperçu ; ils m’ont cru incapable parce que j’étais timide, et sans forces parce que je me défiais des miennes ; mais n’importe, Dieu me voit et me connaît.

— Ah ! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes ; reprenez votre pouvoir usurpé ; elle fera par amour