Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/323

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volonté, l’esprit immuable de la vengeance, une haine mortelle, un courage qui ne sera jamais ployé, conserver cela, n’est-ce pas une victoire ? »

Ici un laquais annonça d’une voix éclatante MM. de Montrésor et d’Entraigues. Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les fauteuils, et s’établirent enfin. Les auditeurs en profitèrent pour entamer dix conversations particulières ; on n’y entendait guère que des paroles de blâme et des reproches de mauvais goût ; quelques hommes d’esprit engourdis par la routine s’écriaient qu’ils ne comprenaient pas, que c’était au-dessus de leur intelligence (ne croyant pas dire si vrai), et par cette fausse humilité s’attiraient un compliment, et au poëte une injure : double avantage. Quelques voix prononcèrent même le mot de profanation.

Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains et ses coudes sur la table pour ne pas entendre tout ce bruit de politesses et de critiques. Trois hommes seuls se rapprochèrent de lui : c’était un officier, Poquelin et Corneille ; celui-ci dit à l’oreille de Milton :

— Changez de tableau, je vous le conseille ; vos auditeurs ne sont pas à la hauteur de celui-ci.

L’officier serra la main du poëte anglais, et lui dit :

— Je vous admire de toute la puissance de mon âme.

L’Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel, passionné et malade.

Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir pour continuer. Sa voix reprit une expression très-douce à l’oreille et un accent paisible ; il parlait du bonheur chaste des deux plus belles créatures ; il peignit leur majestueuse nudité, la candeur et l’autorité de leur regard, puis leur marche au milieu des tigres et des lions qui se jouaient encore à leurs pieds ; il dit aussi la pureté de leur prière matinale, leurs sourires enchan-