Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/362

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— Et pourquoi courent-ils ? dit Jacques.

— Ah ! voilà le plaisant de l’affaire ! dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux coquins qui veulent apporter ici soixante mille soldats espagnols en papier dans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot, croquant ! hein ? eh bien, c’est pourtant comme je te dis, dans leur propre poche !

— Si, si, je comprends ! dit Jacques en tâtant son poignard dans sa ceinture et regardant la porte.

— Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana, prends ta bouteille, jette ton cigare, et chante.

À ces mots, l’hôte chancelant, se mit à chanter en espagnol, entrecoupant ses chants de rasades qu’il jetait dans son gosier en se renversant, tandis que Jacques, toujours assis, le regardait d’un œil sombre à la lueur du brasier, et méditait ce qu’il allait faire.

Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur de rien, me voilà. Je les défie tous, je veille sur moi-même, et on me respecte[1].

, , , jaleo ! Jeunes filles, jeunes filles, qui veut m’acheter du fil noir ?

La lueur d’un éclair entra par une petite lucarne, et remplit la chambre d’une odeur de soufre ; une effroya-

  1. Aucune expression française ne peut représenter la précision énergique de cette romance espagnole. Il faut l’entendre chanter par la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et nonchalante tour à tour de quelque Andalous qui caresse de l’extrémité des doigts les cordes d’une petite guitare. Le mouvement est celui d’une danse, et les pensées celles d’un chant de guerre.


    Yo quo sey contrabandista
    Y campo por mi respeto,
    A todos los desafio
    Pues a nodie tengo miedo.

    Ay, jaleo ! Muchachas,
    Quien me merca un hilo negro ?
    Mi caballo esta cansado,
    Y yo me marcho corriendo.