Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/39

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sortir de table, lorsque l’horloge ayant sonné deux heures, cinq chevaux parurent dans la grande cour : quatre seulement étaient montés par des domestiques en manteaux et bien armés ; l’autre cheval, noir et très-vif, était tenu en main par le vieux Grandchamp : c’était celui de son jeune maître.

— Ah ! ah ! s’écria Bassompierre, voilà notre cheval de bataille tout sellé et bridé ; allons, jeune homme, il faut dire comme notre vieux Marot :


 
Adieu la Court, adieu les dames !
Adieu les filles et les femmes !
Adieu vous dy pour quelque temps ;
Adieu vos plaisans passe-temps ;
Adieu le bal, adieu la dance,
Adieu mesure, adieu cadance,
Tabourins, Hauts-bois, Violons,
Puisqu’à la guerre nous allons.


Ces vieux vers et l’air du maréchal faisaient rire toute la table hormis trois personnes.

— Jésus-Dieu ! il me semble, continua-t-il, que je n’ai que dix-sept ans comme lui ; il va nous revenir tout brodé, madame, il faut laisser son fauteuil vacant.

Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit de table en fondant en larmes, et tout le monde se leva avec elle : elle ne put faire que deux pas et retomba assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa fille et la jeune duchesse l’entourèrent avec une vive inquiétude, et démêlèrent parmi des étouffements et des pleurs qu’elle voulait retenir : — Pardon !… mes amis… c’est une folie… un enfantillage… mais je suis si faible à présent, que je n’en ai pas été maîtresse. Nous étions treize à table, et c’est vous qui en avez été cause, ma chère duchesse. Mais c’est bien mal à moi de montrer tant de faiblesse devant lui. Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front à