Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/428

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— Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu’un amas de murailles grisâtres.

— Ce maudit brouillard est épais ! reprenait Grandchamp toujours penché en avant, comme un marin qui s’appuie sur la dernière planche d’une jetée pour apercevoir une voile à l’horizon.

— Chut ! dit l’abbé, on parle près de nous.

En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se faisait entendre dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse. Comme elle n’était guère plus grande qu’un colombier, les prisonniers l’avaient à peine remarquée jusque-là.

— Vient-on déjà nous chercher, dit Cinq-Mars.

— Bah ! bah ! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela ; c’est la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort, et j’ai vu tomber du monde de là dans l’eau, au moins une fois par semaine. Pensons à notre affaire : je vois une lumière à la fenêtre là-bas.

Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à jeter un regard sur la tourelle, malgré l’horreur de leur situation. Elle s’avançait, en effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus d’un gouffre rempli d’une eau verte bouillonnante, sorte de source inutile, qu’un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d’un moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement semblable à celui d’un pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait tout à coup comme par ressort en frappant contre la pierre des murs : et trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l’eau et la faire rejaillir en écume à une grande hauteur.

— Miséricorde ! seraient-ce des hommes ? s’écria l’abbé en se signant.

— J’ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient