Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/45

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dire encore adieu à sa mère ? qui reviendrait pour se plaindre du présent, sans rien attendre de l’avenir, si ce n’était moi ?

La voix douce se troubla, et il fut aisé d’entendre que des pleurs accompagnaient sa réponse : — Hélas ! Henry, de quoi vous plaignez-vous ? n’ai-je pas fait plus et bien plus que je ne devais ? Est-ce ma faute si mon malheur a voulu qu’un prince souverain fût mon père ? peut-on choisir son berceau ? et dit-on : « Je naîtrai bergère ? » Vous savez bien quelle est toute l’infortune d’une princesse : on lui ôte son cœur en naissant, toute la terre est avertie de son âge, un traité la cède comme une ville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que je vous connais, que n’ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur et m’éloigner des trônes ! Depuis deux ans j’ai lutté en vain contre ma mauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui me détournez de mes devoirs. Vous le savez bien, j’ai désiré qu’on me crût morte ; que dis-je ? j’ai presque souhaité des révolutions ! J’aurais peut-être béni le coup qui m’eût ôté mon rang, comme j’ai remercié Dieu lorsque mon père fut renversé ; mais la cour s’étonne, la reine me demande ; nos rêves sont évanouis, Henry, notre sommeil a été trop long ; réveillons-nous avec courage. Ne songez plus à ces deux belles années : oubliez tout pour ne vous souvenir que de notre grande résolution ; n’ayez qu’une seule pensée, soyez ambitieux par… ambitieux pour moi…

— Faut-il donc oublier tout, ô Marie ? dit Cinq-Mars avec douceur.

Elle hésita…

— Oui, tout ce que j’ai oublié moi-même, reprit-elle. Puis un instant après elle continua avec vivacité :

— Oui, oubliez nos jours heureux, nos longues soirées, et même nos promenades de l’étang et du bois ;