Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/54

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guerrier en colère saisit le pommeau de son épée. On eût dit qu’il voulait le dérouler et en faire sortir la foudre sur ceux qu’il poursuivait de ses regards indignés. C’étaient trois capucins et un récollet qui passaient dans la foule.

— Père Guillaume, poursuivit M. du Lude, pourquoi n’avez-vous amené que vos enfants mâles avec vous, et pourquoi ces bâtons ?

— Ma fine, monsieur, c’est que je n’aimerions pas que nos filles apprinsent à danser comme les religieuses ; et puis, pa’l’temps qui court, les garçons savont mieux se remuer que les femmes.

— Ne nous remuons pas, mon vieux ami, croyez-moi, dit le comte, rangez-vous tous plutôt pour voir la procession qui vient à nous, et souvenez-vous que vous avez soixante et dix ans.

— Ah ! ah ! dit le vieux père, tout en faisant ranger ses douze enfants comme des soldats, j’avons fait la guerre avec le feu roi Henry, et j’savons jouer du pistolet tout aussi bien que les ligueux[1] faisiont. Et il branla la tête et s’assit sur une borne, son bâton noueux entre les jambes, ses mains croisées dessus et son menton à barbe blanche par-dessus ses mains. Là, il ferma à demi les yeux comme s’il se livrait tout entier à ses souvenirs d’enfance.

On voyait avec étonnement son habit rayé comme du temps du roi béarnais, et sa ressemblance avec ce prince dans les derniers temps de sa vie, quoique ses cheveux eussent été privés par le poignard de cette blancheur que ceux du paysan avaient paisiblement acquise. Mais un grand bruit de cloches attira l’attention vers l’extrémité de la grande rue de Loudun.

On voyait venir de loin une longue procession dont la bannière et les piques s’élevaient au-dessus de la foule

  1. Note de Wikisource : le terme exact est ligueur, qui désigne les membres de la Ligue catholique.