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Page:Allemane - Mémoires d’un communard.djvu/143

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mémoires d’un communard

— Tenez, citoyen, j’ai là du bon bouillon, venez en boire ; ça vous aidera à combattre.

J’entrai et bus quelques gorgées de bouillon mélangé d’un peu de vin. La débitante ne voulut rien accepter en paiement. Je la remerciai et fus à la barricade de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Marcel.

La lutte devenait plus ardente et la situation plus critique. La dernière ligne de nos barricades allait être forcée, et le Panthéon, dégarni d’une grande partie de ses défenseurs, par ordre de la Commune, était près de succomber.

L’ennemi, maître du Val-de-Grâce, de la rue des Feuillantines, du Luxembourg, des rues Monsieur-le-Prince, Racine, de l’Ecole-de-Médecine, Hautefeuille, débouchant par le collège Saint-Louis, la maison Hachette, on peut prévoir le moment où il débordera de partout et écrasera les derniers fédérés qui s’entêtent à lui barrer la route.

Je suis depuis quelques minutes dans mon bureau quand on m’avise que les Versaillais s’avancent par la rue d’Ulm ; j’y cours avec quatre ou cinq vétérans qui entendent lutter jusqu’à la mort. Parmi ces vieux militants se trouve un typographe, le citoyen Faure, plus connu, dans nos ateliers typographiques, sous le sobriquet de Navet, dû à la blancheur de ses cheveux et de sa barbe. Faure a connu de nombreuses défaites prolétariennes et n’en veut plus connaître. Il a fait le coup de feu avec Barbés, combattu sur les pavés de juin 1848, en décembre 1851, et il croit que l’heure du trépas est venue pour lui.

Les Versaillais démasquent deux bouches à feu et tirent sur la barricade à toute volée ; nos fusils visent les servants, et Faure, tout en tirant, m’annonce qu’il n’ira pas plus loin ; du reste, il semble, en faisant émerger sa tête au-dessus des pavés, à chacun de ses coups de fusil, appeler la balle qui l’emportera.

— Si tu échappes à la mort, mon jeune ami, n’oublie pas de dire aux confrères qui te parleront de Navet, qu’il est mort en combattant comme un vieux révolutionnaire.

Et il disait ces choses en souriant, le bon vieux plébéien.